Plus de trente ans que je cherche ce Rosebud (bouton de rose) en chacun. Ce petit rien qui nous trahit en nous révélant aux autres. [...]. Un livre, un film ou un tableau, juste un regard parfois de l'autre côté de la table, ou même un sourire entre deux stations de métro, le battement d'ailes d'un papillon un soir d'été peuvent engager une vie". Rosebud, c'est tout et rien à la fois. Un vêtement, un objet, un lieu, un geste. Ou bien encore une simple trace telle une odeur délicate, un parfum, un page d'un livre, voir un mot de cette même page. Pierre Assouline a traqué toutes ces petites choses, détails infinitésimaux dans la vie de quelques grands de notre histoire.
Et de commencer la liste par Rudyard Kipling amateur de Roll Royce, dont une surnommée Duchess. L'auteur du plus célèbre poème en hommage à son fils - John - celui qui nous a enchantés avec " Le livre de la jungle", était un nationaliste forcené incitant les jeunes gens à s'engager lors de la Grande Guerre. Signe pour John Kipling de prouver à son illustre père qu'il existe autrement qu'au travers de son nom,
aussi brillant soit-il. Ce fils qui disparaîtra, laissant à jamais une béance dans la vie de son éminent paternel. Il ne s'en remettra jamais, et le cherchera en vain, jusqu'au bout gardant un infime espoir de le retrouver, mort ou vif. " Kipling sillonne le Pas-de-Calais dans sa "Duchess" tel un général de l'armée morte. Son fils est partout et nulle part, mais le corps manque toujours. Pas de corps, pas de tombe. Rien sur quoi fixer sa peine. Pas de pierre où s'accouder entre les prières".
Après le confort luxueux de la Duchess de Kipling en quête éternelle d'un fils à jamais perdu, c'est la canne-siège qui nous livre les secrets de son propriétaire, qui n'est autre que Cartier-Bresson. Cet ustensile de marcheur est à lui seul la synthèse du personnage. Celui du regard posé sur le monde ; celui du photographe, du peintre, du dessinateur, de marcheur invétéré, du perpétuel voyageur qu'il fût. Lui qui nous a si souvent fait vibrer, qui nous a offert tant de frissons d'émotions, se laissera submerger devant une toile de Goya. " Il ne remarque rien tant il est bouleversé. [...] Il la fixe et répète : "Il a tout compris, Goya, tout vu, tout dit, tout ..."".
Après l'intense chagrin de Kipling pleurant son fils aimé et l'humilité de Cartier-Bresson devant Goya, son maître, c'est Paul Célan et sa montre qui ne le quittait jamais qui nous est dévoilés. Lui, le poète de langue allemande qui s'exprimait parfaitement dans la langue de Molière. Sa montre qui est le seul lien qui l'unit à son passé, à son histoire, à ses parents massacrés. C'est tout ce qu'il a pu sauver des ruines de son existence d'avant. Avant le chaos. " La montre-bracelet s'accroche au corps jusqu'à en faire partie. Il ne l'attache pas autour du bras de l'écriture mais autour du bras du coeur, le bras des phylactères, aux lanières enroulées pour la prière du matin, le bras qui s'achève par le doigt de l'alliance".
Jean Moulin, impérissable incarnation de la Résistance, toujours représenté de son écharpe autour du cou comme un emblème de la clandestinité. Son premier geste de résistant avant l'heure, avant le grand saut dans l'Histoire, sera sa tentative de suicide dès 1940. Qui s'en souvient ? Surtout, pourquoi un tel acte de désespoir, lui qui a connu un abîme de souffrance sous la torture ? Peu importe, mais déjà le refus d'abdiquer devant l'oppression de l'envahisseur. Par cette action qui lui donne l'étoffe du
héros sans rien demander, il démontre au monde que le suicide n'est en rien une honte. Et tant pis s'il est loin de la perfection dans sa vie, dans son quotidien de préfet. Il a montré que la liberté avait un prix et qu'il était prêt à en payer le prix fort. "par Picasso lié à une nouvelle de Balzac par la grâce d'une rue du VI Jean Moulin n'en a pas honte. C'est nous qui, aujourd'hui, avons honte pour lui, nous qui lui mettons une écharpe en privilégiant cette photo à l'exclusion des autres".
Tous ont leur rosebud. De Lady Diana Spencer à Pierre Bonnard, cloîtré dans son mutisme parce que le silence pèse parfois plus que certaines paroles, en passant ème arrondissement de Paris.
Rien ni personne n'est oublié dans " Rosebud" de Pierre Assouline. Justement sous-titré " Eclats de biographies", ce livre est un recueil de détails inaccessibles au plus grand nombre d'entre nous et permettant de réellement percevoir une parcelle de la personnalité profonde de chaque personne disséquée par Pierre Assouline. Comme toujours dans les ouvrages de cet auteur, le talent et la qualité de l'écriture sont aux rendez-vous et on se
délecte de ses fragments qui ont une place centrale dans l'existence de chacun d'eux. "dans les allusions de l'auteur, très cultivé. On a du mal à comprendre où il souhaite nous amener. C'est dommage, car " Rosebud" nous parle de ces instantanés fondamentaux qui les dévoile au public. Un détail quand même sur ce livre. On a parfois du mal à trouver le fil conducteur entre les chapitres construits comme autant de biographies. On se perd dans la profusion des détails, Rosebud" reste quand même un bon livre qui nous apprend beaucoup après l'avoir refermé.