Le crâne de cheval revêt, dans la peinture flamande, des significations diverses et souvent mal comprises. Petit catalogue d’exemples, avec un focus particulier pour les deux artistes qui ont exploité ce symbole avec le plus d’originalité : Bosch et Brueghel.
Un porte-bonheur
La kermesse de la Saint Georges,
Gravure d’après une invention de Brueghel, 1559, Gallica
Fête de village, David Teniers Le Jeune, vers 1650, Museum Rockoxhuis
Dans la culture populaire des Flandres, un crâne de cheval sur un toit est un talisman bénéfique pour protéger la maison, rôle qu’ont conservé jusqu’à nos jours les fers à chevaux.
La luxure, les vices
Figure tirée de « Hieronymus Bosch, Painter and Draughtsman, Catalogue Raisonné », Matthijs Ilsink, 2016 [1]
Le motif du crâne de cheval, très souvent au premier plan, est récurrent chez Bosch, Selon Pomme de Mirimonde [2], il représenterait la luxure et les vices, en référence à un verset de la Bible :
« Etalons bien repus, vagabonds, Chacun d’eux hennit à la femme de son prochain. » Jérémie V,8.
Dans les oeuvres de Brueghel inspirées de Bosch, le cheval est pris dans le même sens.
La luxure (série des Sept péchés capitaux)
Pieter Bruegel l’Ancien, 1557
Ici, le luxurieux chevauche un squelette couvert d’un grand drap, symbole des passions qui dissimulent sous des oripeaux leur fin macabre.
Loth et ses filles Anonyme anversois, vers 1525-1530, Louvre, Paris
Le squelette de cheval accompagne ici la luxure, l’ivresse et l’inceste (voir l’interprétation détaillée dans Loth et ses filles)
Paysage avec les Pèlerins d’Emmaüs
Paul Bril, 1617, Louvre, Paris
Le squelette d’équidé marque ici le mauvais chemin que vont suivre les chèvres, tandis que les brebis vont s’engager sur le chemin lumineux qui les mène vers le Seigneur (voir La parabole de la séparation).
Un attribut des sorcières
Saul et la sorcière d’Endor
Jacob Cornelisz van Oostsanen, 1526, Rijkmuseum, Amsterdam
Dans le monde à l’envers des sorcières, ces grandes professionnelles des passions, le crâne luxurieux gagne ici un statut doublement paradoxal : le cadavre terrestre devient une monture aérienne entre les jambes de l’une d’entre-elles, en haut à droite.
Sur le chemin du sabbat (La carcasse)Gravure attribuée à Girolamo Genga (anciennement à Agostino Veneziano), probablement inspirée par un dessin perdu de Jules Romain ou Raphaël, vers 1520
Hecate, Procession vers un sabbat de sorcières
Ribera, 1610-20, The Wellington Collection, Apsley House
A l’écart de la tradition flamande, dans cette composition énigmatique, reprise plus tard en peinture par Ribera, un squelette de cheval sert de char à la sorcière et de cage aux petits enfants qu’elle dévore. Le char n’est pas encore automobile, puisque deux hommes nus actionnent ses pattes arrières tandis que deux autres le tirent par devant (Ribera a rajouté la seconde bride).
Master of the Victoria and Albert Museum Diableries, Victoria and Albert Museum
Cet extraordinaire dessin d’un artiste anonyme reprend, de manière indébrouillable, le même thème de sorcières nues chevauchant des squelettes monstrueux.
Scène de sabbat
David Teniers Le Jeune , vers 1640-50 Musée de la Ville de Poitiers et de la Société des antiquaires de l’Ouest
Sorcières se préparant pour le sabbat
David Teniers le Jeune, vers 1650, collection privée
David Teniers le Jeune prête au sabbat de sorcières la même monture que Brueghel prêtait au luxurieux. La modèle est sa propre femme, Anna Brueghel, petite fille de Pieter Brueghel l’Ancien [3].
L’initiation de la sorcière
David Teniers le Jeune, vers 1650, Akademie der bildenden Künste, Wenen
Ici la monture maléfique se réduit au crâne seul.
Une tête creuse
L’alchimiste
David Teniers Le Jeune, 1640-55, Mauritshuis, La Haye
De la sorcellerie, le crâne maléfique glisse aisément vers l’alchimie, perdant au passage sa connotation luxurieuse et devenant l’emblème d’une science creuse.
Un accessoire de Vanité
Le départ de l’Enfant prodigue
Jan Miense Molenaer, 1631-32, Collection privée
A l’autre bout de la carte, le jeune homme est déjà comme à l’autre bout du monde. Il a franchi la ligne frontière où s’arrêtent, sur le plancher, l’amoncellement de crânes, de plats et de pièces d’armure qui disent tout ce qu’il va quitter : l’austérité, la prospérité, les honneurs.
L’atelier de l’artiste
Jan Miense Molenaer, 1631, Berlin, Gemäldegalerie
On retrouve ici la carte de géographie, le pot d’étain renversé au premier plan, le casque posé dans le coin gauche et, tout à côté, le crâne de cheval relégué sous la table : il s’agit ici d’un accessoire d’artiste, inutile dans la scène joyeuse qu’il est en train de peintre : un nain faisant valser un chien accompagnés par un vielleur, encouragés par une jeune femme et un jeune homme. Les modèles se retrouvent en chair et en os dans la pièce, mais le jeune homme s’est divisé en deux : le peintre en train de préparer sa palette, et un jeune apprenti (d’après sa petite taille) qui, attiré par le spectacle, a quitté son chevalet placé dans la pièce voisine.
Autoportrait dans l’atelier avec une vieille femme
Jan Miense Molenaer, 1632-33, Collection privée
Le crâne de cheval, à côté d’un crâne humain placé sous un casque, a trouvé sa place logique : accompagner son maître dans la mort, dans une Vanité de la guerre et des honneurs. Molenaer, peintre à succès de scènes de genre joyeuses, n’a pas peint de natures morte. La vieille femme qui arrête sa main signifie peut-être que, pour devenir riche, mieux vaut abandonner ce genre.
Peintre dans son atelier
Jan Miense Molenaer, 1650, Museum Bredius, La Haye
Molenaer revient sur le sujet du peintre de Vanités dans ce tableau légèrement ironique où il satisfait la curiosité du public pour les dessous du métier tout en se moquant gentiment d’un jeune collègue : l’artiste en herbe se chauffe confortablement le pied droit tandis qu’à l’autre bout de la table, un crâne de cheval et un de mouton n’ont pas pu trouver place dans le bric-à-brac, pourtant copieux; d’une Vanité bavarde.
Un symbole de l’hiver
Paysage d’hiver avec un canal gelé et des patineurs
Adam van Breen, collection privée
Paysage avec patineurs,
Vinckboons, vers 1610, National Museum, Varsovie
Le crâne en bas à droite est ici simplement un symbole de l’hiver, saison où l’on abattait les chevaux
Les dangers du chemin
Bosch, Le colporteur, vers 1516, revers du triptyque du Chariot de foin, Prado, Madrid
Ce panneau, dont la signification précise est très discutée, oppose clairement la moitié gauche et la moitié droite :
- trois soldats entourent un voyageur pour le détrousser, un couple danse au son de la cornemuse ;
- un chien de garde aboie, des moutons paissent ;
- deux oiseaux noirs ont décharné une carcasse ; un héron blanc boit l’eau d’une mare limpide, dans laquelle nage un canard.
L’avenir du vagabond n’est pas clair : va-t-il traverser le pont, ou le faire s’écrouler, comme le suggère la fissure ?
Paysage avec voyageurs et paysans sur un chemin
Jan Brueghel l’Ancien, 1610, Collection privée
Un siècle après Bosch, l’intérêt ne se porte du tout sur un message symbolique à déchiffrer, mais sur le pittoresque d’une scène campagnarde et le rendu savant du paysage. Reste qu’il subsiste dans ce tableau une trace de la signification du squelette de cheval comme panneau d’avertissement : les riches se croisent sur le chemin, en carrioles ou à cheval, jouant du fouet ou du fusil ; tandis que les pauvres vont et viennent sur les bas-côtés, se causent et s’asseyent en toute sécurité.
Une ironie
Le portement de Croix
Pieter Bruegel , 1564, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Dans ce très célèbre et très complexe tableau, nous ne porterons notre attention que sur deux éléments, caractéristiques de la manière dont Bruegel recycle et réinterprète ces deux figures boschiennes que sont le colporteur et le crâne de cheval.
Le colporteur sous le moulin
Seul personnage assis de ce grand plan-séquence en mouvement (mis à part la Vierge Marie), il attire l’oeil parce qu’il ne s’intéresse pas au spectacle, et parce qu’il nous tourne le dos. Sur son dos sèchent deux peaux de petits animaux mises en croix.
De là, l’oeil monte verticalement et rencontre un autre dispositif où un tissu fragile est mis en croix : les ailes du moulin.
A la nuée d’oiseaux qui tourne autour, on comprend que le meunier, dont la minuscule silhouette domine toute la scène, est en train de leur donner du grain. De nombreux auteurs ont vu dans cette silhouette bienveillante, inaccessible sur son roc , une image de Dieu le Père assistant d’en haut au supplice de son Fils. Et dans le moulin (un moulin qui lui même tourne sur son axe) une image de la Meule du Monde, qui tourne sans fin comme le firmament.
L’axe qui relie les pseudo-croix du colporteur et celle du moulin, est donc à la fois l’axe du monde et l’axe autour duquel s’ordonne le mouvement tournant de la foule, dans une même logique concertée.
Le crâne sous la roue
Symétrique du colporteur, de l’autre côté du talus sur lequel sont montées les trois Marie et Saint Jean, un crâne de cheval démesuré marque la base d’un autre talus, sur lequel est planté une roue de supplice. Le crâne animal est un détournement du crâne sacré d’Adam, qui donne son nom à la colline du Golgotha. Comprenons que la roue de supplice est une troisième pseudo-croix, plantée sur un pseudo Golgotha.
Mais aussi une caricature du moulin, une meule qui ne tourne pas, avec une reste de tissu qui pend et un corbeau qui attend son tour. De là, l’oeil redescend vers le cercle des spectateurs, au centre duquel un bourreau commence à creuser le trou dans lequel sera plantée la vraie croix.
Les deux nuages noirs dans le ciel, indiquent l’endroit où elle se trouve maintenant, et celui où elle sera bientôt.
Ainsi dans cette composition de génie, des objets liminaires sont mis en place pour attirer l’oeil et scander ce grand mouvement où une foule innombrable accompagne un homme seul jusqu’à sa fin :
le moulin pour la faire tourner, le crâne et la roue pour la borner.
Auto-citation et autres
Le Cortège des Noces
Jan Brueghel l’Ancien, d’après un tableau perdu de Pieter Brueghel l’Ancien, Musée de la Ville de Bruxelles
Nous ne connaissons le tableau de Pieter que par cette copie faite par son fils Jan. Bien sûr, le crâne pourrait être un porte-bonheur pour les mariés, ou au contraire un avertissement général sur les dangers de la vie.
Mais sa position dans le coin et la présence du moulin tournant, de l’autre côté de la route, nous font pressentir autre chose. En fait, ils jouent exactement le même rôle,que dans le Portement : l’un délimite et l’autre courbe cette petite foule qui s’écoule dans l’autre sens, de droite à gauche, de la ferme où l’on prépare le repas à l’église où va se célébrer le mariage. Tout comme pour le cortège tragique, la composition met en branle et anticipe ce qui va advenir à l’issue de ce cortège joyeux [4],
Crucifixion
Jan Brueghel l’ancien, vers 1595, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Sans doute la carcasse de cheval qui sert de repoussoir en bas à droite est-elle une sorte d’hommage de Jan à son père, une citation de son chef d’oeuvre sur le même sujet, une réminiscence de son pseudo-Golgotha. Ici les deux crânes voisinent, dans la lumière celui d’Adam et dans l’ombre celui de sa caricature équine.
La carcasse nue fait aussi un pendant ironique à la scène violente du coin gauche, où des soudards se disputent le vêtement de Jésus.
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