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De l’inexistence du mérite.

Publié le 04 juillet 2008 par Herbertlegrandkhan

Le mérite est une des notions essentielles sur lesquelles repose l’organisation de notre société. Notre place, nos responsabilités, nos émoluments sont théoriquement proportionnels au mérite dont nous faisons preuve tout au long de notre existence. Dans l’épistémé judéo-chrétienne, j’imagine que le mérite est une vertu cardinale comme le respect du travail et l’amour de la famille. On parle de promotion “au mérite”, voir de “méritocratie”. Le confort de notre vie, l’accès à l’argent, aux honneurs, au pouvoir dépendent normalement du mérite.

Cette respectabilité liée à la réussite, aux talents et au travail accompli est un mensonge. Je récuse l’idée même de “mérite” depuis que j’ai 15 ans.

Ce que nous devenons dépend de deux facteurs principaux :

1) Nos capacités innées : notre potentiel intellectuel et physique dont l’apparence fait partie. En simplifiant un peu, c’est tout ce qui relève de nos potentialités génétiques.

2) Ce potentiel va s’exprimer dans un environnement qui va déterminer nos acquis : Plusieurs éléments sont déterminants : les parents, les amis et les professeurs. La défaillance d’un de ces piliers sera compensé d’une manière ou d’une autre par les deux autres. Le système sera plus ou moins stimulant ou aliénant, sans que les effets soient toujours déterminés à l’avance.

L’interaction complexe de nos capacités dans un environnement influe ce que nous sommes et limite l’impression de liberté que nous croyons avoir sur notre vie. Les Grecs anciens récusaient également cette idée. “Deviens ce que tu es” disait Pindare dans une aporie. D’une certaine manière, je ne suis pas loin de partager ce point de vue. On nous enseigne que les individus sont libres, responsables de leurs choix, de leur vie, des chemins qu’ils prennent et des résultats qu’ils obtiennent. D’après Nietzsche, cette liberté est une invention de la chrétienté. Elle permet les bons et les mauvais choix, justifie la culpabilité et le jugement dernier.

Cette idée d’une totale liberté dans la menée de nos destinées méprise totalement les déterminismes liés à l’acquis et à l’innée. Le mérite également.

Quand on me dit : “Ah, tu as du mérite, tu as travaillé pour obtenir ton diplôme et passer les concours.” Là, je dis non. Je n’ai aucun mérite. Ce que je suis devenu est le fruit de compétences et d’un environnement sur lequel je n’ai pas eu mon mot à dire car je n’ai pas demandé à naître. Tout petit, mes parents m’ont emmené visiter des musées, des châteaux, mon imprégné des contes, ont stimulé mon imagination, mes talents artistiques. J’ai toujours obtenu le soutien scolaire nécessaire sans avoir besoin de le demander. De quel mérite pourrais-je bien me targuer devant un camarade de classe qui n’est jamais sorti de son village, qui n’a jamais été encouragé de sa vie, dont les parents n’ont jamais ouvert un livre

Au collège, comme au lycée, j’ai suivi ma route sans jamais faire de zèle. Je comprenais relativement vite. Je faisais mes exercices trois minutes avant de les corriger en classe et je révisais la veille des contrôles en relisant une ou deux fois mes leçons, c’est-à-dire tout ce que je conseille à mes élèves de ne pas faire. Ce manque d’organisation et de volonté ne m’a jamais nui tant qu’il a été compensé par ma mémoire et ma vivacité. Là encore, quel mérite y a-t-il ? Quand il fallait vraiment travailler, je le faisait par conformisme et docilité. Je vois des élèves ramer et suer pour apprendre (et oublier) de petites leçons. Ils ont des larmes aux yeux quand il essayent de comprendre des textes hors de portée. Eux ils ont du mérite d’aller à l’école. J’ai des amis bien plus brillants et intelligents que moi. Je les apprécie et les aime pour ce qu’ils sont, pas pour leur mérite.

Les écoles d’ingénieur sont remplies de fils d’ingénieurs et de professeurs. L’ENA, sciences-po, polytechnique, les écoles de la magistrature, les HEC, sont remplies de fils de notables et des classes moyennes supérieures. Quel mérite ont-ils franchement ? Assurément pas plus que le fils de carreleur qui devient carreleur ou le fils de bûcheron qui devient bûcheron. Pourtant un magistrat ou un directeur de grande surface, par ses études, ses capacités, se prévaudra d’un plus grand mérite et touchera un salaire infiniment supérieur au bûcheron. Parfois, il pourra même lui donner des leçons comme le fait Serge Dassault, héritier d’un vendeur d’armes, qui déplore que les ouvriers réclament des RTT et partent en vacances. (Vidéo écœurante).

Vous me direz, dans ces écoles d’ingénieurs, dans ces écoles de la magistrature… il y a des fils d’ouvriers. 1 ou 2% c’est vrai, mais certains échappent au déterminisme socioculturel. C’est vrai, le milieu social seul ne produit pas un déterminisme total. Heureusement, sinon, nous ne possèderions plus la moindre liberté. En revanche, cela ne leur donne pas pour autant du mérite. Un fils d’ouvrier qui rentre à l’école Normal Supérieure possède probablement deux atouts fondamentaux. 1) Il est intelligent et comprend vite, ce qui n’a rien à voir avec le mérite. 2) Il a la volonté de réussir. Je connais beaucoup d’ouvrier qui ont inculqué à leurs enfants le goût du travail bien fait et une volonté de s’en sortir que ne possède pas nécessairement un fils de bourgeois gâté et délaissé par ses parents. Les milieux les plus aliénants ne sont pas toujours ceux que l’on croit.

Pour finir, je voudrais nuancer légèrement mes propos. L’inexistence du mérite ne signifie pas pour autant que toute réussite ne repose que sur un enchaînement de facteurs aléatoires. Dans tous les cas, il y a du travail, de la sueur, des compétences acquises. Tous les choix ne se valent pas et nous avons bien une liberté de manœuvre dans notre devenir. Seulement, cette liberté n’est jamais aussi grande que nous le croyons et les mérites que nous croyons avoir également. Cela abolit pour moi toute notion de respectabilité, de dignité, d’honneurs dont se prévalent les uns et les autres. Jamais je ne m’inclinerai devant le mérite.

Bon, je vous laisse souffler, j’espère ne pas avoir été trop pesant avec de la philosophie de cours de récréation.

“Je n’envie rien au Créateur ; mais, qu’il me laisse descendre le fleuve de ma destinée, à travers une série croissante de crimes glorieux. Sinon, élevant à la hauteur de son front un regard irrité de tout obstacle, je lui ferai comprendre qu’il n’est pas le seul maître de l’univers”. Isidore Ducasse, alias le Comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror.


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LES COMMENTAIRES (1)

Par Jean Louis
posté le 05 juillet à 19:58
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C'est une notion du siècle passé le mérite. Elle a passé de mode après 68. Ce qui perdure, c'est la volonté de faire allégeance, de se conformer à un modèle, un profil, un système de pensée et l'effort, comme principe de soumission. Remarque personnelle : "deviens ce que tu es" est absurde. Si tu l'es, tu n'as pas besoin de le devenir. Si tu veux le devenir, c'est que tu admets que tu n'es pas ce que tu es. Tant que tu veux devenir ce que tu es, tu ne peux être ce que tu es.

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