« Venise, c’est un labyrinthe maudit. Je renonce à demander mon chemin. Je suis les pancartes indiquant le Rialto. Quand il n’y a plus de pancarte, j’avance à l’instinct. (…)
Le vent se lève. Brusquement. Une rafale suivie d’une autre. Le linge se met à battre aux fenêtres. Les draps, les tissus de couleur. Dans les venelles, les passants se hâtent, des ombres emmitouflées, hommes, femmes, impossible à dire. Les pas, le bruit des talons sur le sol.
Le cri étouffé d’un enfant.
D’un coup, les rues se vident.
C’est le vent.
La bora.
La violente.
Un volet claque quelque part au-dessus de moi. Un autre. Et puis une porte. Les pas s’éloignent.
Il est quatre heures et il fait déjà nuit. » (p. 48-49)
Sous forme de lettre adressée à … ? on suit les déambulations de la narratrice dans une Venise hivernale, enroulée dans sa brume, au gré des ruelles, des canaux et des ponts, sans cesse confrontée à la lagune dont les eaux bourbeuses l’aimantent jusqu’à la morbidité. Ses pas dessinent une géographie du hasard qui l’amène à sortir peu à peu de son marasme personnel pour accueillir les souffrances des autres, s’intéresser à leur façon d’y faire face, et tenter d’apporter son aide : celle du peintre Zoran Music qui a connu l’enfer des camps, celle de Carla qui mêle questionnement amoureux et professionnel, celle des juifs de Venise déportés pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais l’histoire la plus émouvante est celle du prince qui perdit Tatiana, la femme qu’il aimait, au cours de la transhumance de sa famille fuyant la Révolution russe.
Bon à savoir si vous allez à Venise :
« Une table contre le mur, un peu à l’écart. Je commande des spaghettis alla sepia. Vous me dites que les seiches sont pêchées dans les zones les plus polluées de la lagune. Que leur chair est empoisonnée par le cyanure.
Qu’il faut savoir ça avant d’en manger.
J’en prends quand même.
Alors vous en prenez aussi. » (p. 259)
Claudie Gallay, ça commence toujours petitement. Des phrases courtes et hachées, attachées au réel le plus prosaïque et matériel, sans aucune intention lyrique, sans fioriture aucune. Les choses du quotidien prennent une ampleur inédite auprès des personnages en demi-teinte. Au centre (ou à la lisière ?), une femme taciturne, comme déshéritée et recroquevillée autour de sa blessure intérieure, un personnage presque repoussant (pour moi en tout cas). Et puis une étincelle s’allume, puis deux ; la magie se fraie un passage subrepticement. Elle naît des interactions humaines dont l’auteure capte l’essence non-dite, le pouvoir souverain des regards, des phrases anodines, des promenades et repas partagés, et de l’imaginaire. Et voilà qu’un destin romanesque au souffle puisé dans l’histoire tragique du XXe siècle fait irruption et chamboule lecteur et narrateur. Je retiendrai la beauté foudroyante de cette image : celle de deux amants se baignant dans un lac au-dessus du clocher d’un village englouti.
Cette image des eaux qui recouvrent tout : métaphore du passé sur lequel il est impossible de revenir ? Ou puissance de la vie sur les ténèbres ?
« Quelques heures, le reflux soulève la vase, arrache des épaisseurs de sédiments qui viennent des dessous même de la ville. Le prince dit que Venise est construite sur une forêt. Il dit aussi qu’un jour l’eau recouvrira Venise et qu’elle ne s’en ira plus. Sur les Zattere, les quais sont noirs. Du Campanile, on dirait que Venise se lave. » (p. 172)
Et Venise dans tout ça ? Symbole de mort et de résurrection, elle se révèle à travers sa matérialité : l’odeur de la lagune, le goût des cannellonis, la pureté des lignes architecturales et les tâches d’humidité sur les murs. Ses périphéries sont plus parlantes que les sites touristiques millionnaires : l’île aux chats (ancienne île aux fous), la gare maritime…
Après Une part de ciel (qui se passe tout entier dans un petit village de Savoie), et Les Déferlantes (dans le Cotentin), Claudie Gallay m’a de nouveau pris la main pour une échappée dans un lieu dont les circonvolutions épousent insensiblement les méandres de l’âme humaine. Jolie lecture !
L’avis d’Eve.
« Seule Venise » de Claudie Gallay, Babel, 2006, 302 p.
Participation au challenge Petit Bac d’Enna dans la catégorie LIEU.
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