Je le reconnais volontiers. J’ai abordé No home de Yaa Gyasi avec de gros préjugés. Le cachet de 1 million de dollars US a tout de suite rendu suspect ce livre à mes yeux. Et en entrant dans la matière de ce roman, une scène de dot dans le premier chapitre a renforcé ma suspicion quand une femme décide de vendre sans aucun scrupule sa fille à un négrier pour se débarrasser d’elle. Tout de suite, j’ai vu dans cette description de cet épisode un anachronisme et une vision du mariage coutumier tel que perçu par de nombreux jeunes couples aujourd’hui. Je suis passé à une autre lecture. Quand, j’ai repris ce roman et surtout lorsque j’ai complètement lu le premier chapitre, ma perspective a changé. La transaction douteuse était le fait d’une belle-mère haineuse, trop heureuse de se débarrasser d’Effia, fille de Coffee...
Une femme, deux lignées
Oublions le lecteur suspicieux et maladroit que je suis pour rentrer dans cette étonnante histoire écrite sur près de trois siècles, surdeux continents, en raison de cette Traite négrière qui a fait tant de mal aux populations subsahariennes. L’idée de Yaa Gyasi est assez simple et en même temps très originale : raconter deux sagas familiales, l’une se déroulant sur le territoire actuel du Ghana en terres fanti puis ashanti et l’autre aux Etats Unis. Deux lignées issues d’une même femme, Maame. Une femme arrachée à son clan dans l’une de ces nombreuses guerres fratricides qui sévirent dans cet espace d’Afrique de l’Ouest. Une femme qui dans son désir de liberté va devoir se séparer de son enfant, Effia, en retournant vers son clan. Esi, quant à elle, vanaître de cette femme, désormais libre. Seulement, dans le contexte de confusion et de violence dans lequel était plongé ces populations à l’époque du fait des contraintes exercées par le commerce des esclaves, Esi est capturée. Elle séjourne ainsi à la forteresse britannique de Cap Coast avant de faire la traversée du Milieu. Deux sœurs se retrouvent dans ce lieu funeste, décisif, sans le savoir, pour l’une être déportée vers les Amériques et pour l’autre servir les intérêts locaux du négrier James Collins.Résistances et collaborations
Yaa Gyasi propose donc de produire sur au moins six générations des épisodes de vie des différents membres de ces deux lignées. Alex Haley l’a fait avec brio sur Racines, livre référent sur le sujet. L’originalité de la démarche de l’écrivaine ghanéenne est de proposer le pendant africain de cette rupture et d’y apporter un regard qui sort des discours rapides et inutiles du genre « vous nous avez vendu !» qu’on entend souvent du côté de certains caribéens en France. Yaa Gyasi produit un texte où on peut sentir qu’elle a fait un travail de documentation sur les deux histoires : celle de la terre fanti et ashanti en proie au commerce des esclaves avec les collaborations malheureuses et les résistances heureuses des populations soumises aux contraintes des négriers, celle de la résistance à la pénétration coloniale des anglais et des guerres contre les ashanti. D’une part. Celle plus connue de l’esclavage aux Etats Unis, de la ségrégation raciale ensuite avec toutes ses horreurs, ses compromis, ses trahisons, d'autre part.Conséquences funestes en Amérique
Il y a au moins une quinzaine de personnages dont on suit les épisodes de vie déterminants qui renvoient à un lieu où ces hommes et ces femmes sont confrontés à problématiques diverses suivant que l'on est en terre fanti, ashanti ou aux Etats Unis. De manière subliminale, Yaa Gyasi indique qu'il y a un prix à payer, un fardeau à porter pour celles et ceux qui ont collaboré localement à ce commerce honteux. Akua, à la quatrième génération va être celle par qui l'expiation va finalement arriver par le feu, par la perte de deux filles. Certains y verront la folie. Mais le propos de la jeune ghanéenne est d'une remarquable densité et plus j'y pense, plus ce roman doit être lu pour ce qu'il dit de la part ghanéenne. Dans le fond, l'africain qui lit ce roman ne peut être qu'interpellé par les conséquences funestes des zones de failles subtilement utilisées pour saigner le continent de ses forces les plus vives, cela pendant plusieurs siècles. En effet, le drame des Africains américains se lit au fil de ces petites séquences. Je crois que l'épisode le plus terrifiant que j'ai abordé dans ce roman est celui de Freeman, l'homme aux huit enfants, bon père, travailleur acharné au port de Baltimore, alors que l'esclavage sévit au Sud. Kidnappée, sa femme est renvoyée dans une plantation. A la recherche de sa femme, l'homme en devient fou.Source photo - Yaa Gyasi - DR Deschutes Public library