Deux cinéastes burkinabés ont marqué internationalement les années 80-90 : Gaston Kaboré et Idrissa Ouedraogo. Alors que le premier s’est ensuite davantage consacré à la formation, le second a renoncé au cinéma pour se concentrer sur les séries télévisuelles et la production. Il est mort beaucoup trop jeune, ce 18 février 2018, à 64 ans. Il importe ici de replacer son considérable apport dans l’Histoire du cinéma, mais aussi de comprendre les raisons de son retrait.
Comme socle, le réalisme social
Cinéma militant de reconquête de soi et de son espace dans les années 60 et engagement social dans les années 70 : les cinémas d’Afrique se sont posé la question des valeurs qui pouvaient fonder la société décolonisée. Même dans l’action d’un récit, ces films parlaient de l’ancrage dans la communauté. Face aux tendances autoritaires des « pères de la nation », les cinéastes réunis à Niamey en 1982 cherchent à se dégager de la tutelle des Etats. Face au désenchantement des indépendances, le cinéma des années 80 sera celui d’un retour sur soi : interroger la responsabilité de chacun face à la défaite du collectif. C’est un cinéma du roman, du « je » et non plus du « nous » : le romanesque ouvre à la fois les perspectives du changement social et la vision du monde.
Il s’appuie sur un regard, fortement ancré dans le réalisme social. Les courts métrages d’Idrissa s’effacent volontiers devant le réel : quand les images parlent d’elles-mêmes, à quoi bon leur appliquer un commentaire ? Ce sont les bruits de la rue dans Ouagadougou, Ouaga deux roues (1984), un ballet d’images sur la circulation des « deux roues » dans la capitale du Burkina Faso. Un documentaire sans paroles, tout comme ces célébrations du savoir-faire et du geste traditionnel que sont Les Ecuelles (1983) et Issa le tisserand (1984) : « C’étaient des impressions, des plans, des images mues par une idée, disait-il, parce qu’à l’époque, je voulais faire des films à caractère socio-éducatif destinés à une population à 90 % analphabète. Il fallait un cinéma imagé qu’un public parlant quarante-deux langues puisse comprendre facilement. »
Facilement ? Idrissa Ouedraogo n’annonçait-il pas déjà la recherche d’un documentaire où l’absence de commentaire force à un effort de lecture ? Si son objectif était d’encourager son public immédiat à valoriser ses savoir-faire et son quotidien, sa première fiction de 22 minutes, Poko (1981) relate un drame malheureusement banal d’une mère en couche qui porte du poids jusqu’au bout et que l’accoucheuse ne peut aider. Elle décédera durant son transport dans la charrette tirée par un âne qui l’amène à l’hôpital de la ville. Retour au village où la vie continue : c’est de montrer la précarité de la condition paysanne et le courage au quotidien qui motive Idrissa pour son premier film, lequel se termine sur des tiges de mil au vent, puissante évocation de l’impérieuse logique du temps.
Poko
Le choix du romanesque
L’inscription des personnages dans leur quotidien, le peu de dialogues, le conseil de village… Le film est surtout rythmé par les sons des activités de chacun tandis que les violonistes du Larle Naaba accompagnent le récit de leur instrument et de leur mélopée. Comme le rappelle Jacques Attali, une société parle plus par ses bruits et sa musique que par ses statistiques. Cette écoute est essentielle dans le cinéma d’Idrissa et participe de la réussite de son premier long métrage, Le Choix (Yam Daabo, 1986). Le film se fait encore miroir de la réalité, mais choisit la subjectivité du romanesque pour appréhender les péripéties d’une famille sahélienne qui cherche une vie meilleure au Sud. Le rythme qui en ressort s’apparente au blues, en accord avec le mouvement et la délocalisation permanente comme éléments privilégiés de la mise en scène. Le choix est pour une famille d’un village du Sahel celui de continuer à attendre l’aide alimentaire internationale ou de plier bagages pour chercher une vie meilleure au Sud. Le chemin comportera mille épreuves et sacrifices mais ils redécouvriront la joie de vivre et l’amour. Un tel résumé ne révèle aucunement l’émotion que transmet le film. Elle est là, pourtant, provenant de la retenue d’une image qui ne fait que suggérer la réalité plutôt que de la montrer, non par pudeur mais par respect, comme cette mort hors-champ du petit Ali, le fils de la famille, renversé par une voiture dans une rue de la grande ville.
L’émotion et la sensualité que dégage ce réalisme social ouvrent la voie à la reconnaissance qui se dessine dans la seconde moitié des années 80, ouvrant la voie d’une audience internationale à une cinématographie jusque-là cantonnée à un public d’initiés. Le Choix est sélectionné en 1987 la même année à la Semaine de la critique au festival de Cannes. Les nouveaux films d’Idrissa Ouedraogo, Yaaba et Tilaï, obtiennent respectivement le Prix de la critique internationale en 1989 et le Grand prix du jury en 1990.
Idrissa Ouedraogo se démarquait du cinéma qui le précédait tout en répondant aux reproches : « Je n’ai aucunement la prétention de représenter mon peuple ou les valeurs africaines. On est facilement prétentieux en s’érigeant moniteur, instituteur… « L’école du soir » de Sembène, ce n’est pas du cinéma fictionnel ! Pourquoi parler d’un cinéma africain qui se pervertit au gré des modes ? Quand on décide de faire de la fiction, on assume et on dit qu’on le fait pour soi, que ce n’est pas forcément un luxe, que cela peut permettre à la jeunesse africaine de rêver ! » Le cinéma est l’occasion d’interroger les origines : « L’Afrique n’inventera pas les thèmes. Ils sont préexistants ; ils appartiennent à l’humain. L’amour de deux enfants pour une grand-mère est universel, mais on n’en parlera pas de la même façon. »
L’humain comme programme
Effectivement, Yaaba (Grand-mère, Prix spécial du jury au Fespaco 1989), qui connut un grand succès international, fut très critiqué par certains Africains et par la diaspora universitaire noire aux Etats-Unis. Il met en scène deux enfants, Bila et Nopoko, qui bravent les distances imposées par les adultes en se liant d’amitié avec une vieille femme exclue du village car soupçonnée de sorcellerie. Lorsque Bila traite une adulte de « garce », la vieille répond : « Ne juge pas, elle a ses raisons. » Le Malien Manthia Diawara voyait dans cette philosophie « une conception humaniste bourgeoise de la tolérance » et même « une sorte de libéralisme à la française ». Effectivement, répond le réalisateur, « le sujet du film est qu’on peut transformer les gens si on les écoute et aussi qu’il ne faut pas juger arbitrairement les choses. » Parcours initiatique de deux enfants qui apprennent à dépasser les préjugés, Yaaba appelle à un regard neuf sur le monde, dégagé des a priori idéologiques. Lorsque le Nigérian Nwachukwu Frank Ukadike le juge « élitiste et individualiste », se demandant s’il a « une vision claire du futur de l’Afrique » et s’il « éclaire vraiment les conflits sociaux », c’est bien à l’exigence d’un regard idéologique qu’il se réfère. Pourtant cette fiction parle elle aussi de la dignité de l’Afrique, comme le scande le Sénégalais Djibril Diop Mambety dans le rare commentaire qu’il colle dans Parlons Grand-mère (1989) sur ses images belles et personnelles du tournage de Yaaba : « Cinéma ou pas cinéma, grand-mère vengera l’enfant que l’on met à genoux ! » Comme Gaston Kaboré, Idrissa Ouedraogo sera ainsi durement confronté aux reproches formulés sur le « cinéma calebasse », films de village supposés répondre à l’attente occidentale d’une Afrique immémoriale, qui ne pourraient rendre compte des enjeux urbains de l’Afrique contemporaine.
« Je suis à la recherche de l’homme, mon frère d’antan », écrivait Sony Labou Tansi… Là est sans doute la réponse d’Idrissa. Dans Tilaï, tourné dans la foulée et qui obtient le Grand prix du Fespaco en 1991, il reprend l’appel à la tolérance de Yaaba en y adjoignant une réflexion sur la tradition. Saga revient dans son village natal après deux années d’absence. Sa fiancée Nogma est devenue la deuxième femme de son père. Saga et Nogma s’aiment toujours : ils font l’amour. Pour le village, c’est un inceste et Saga doit mourir. Le frère de Saga, Kougri, doit le tuer mais il lui fait plutôt promettre de ne plus jamais revenir. Le jour où Saga apprend que sa mère est mourante, il revient quand même au village. Il souffle trois fois dans sa corne, comme la tradition le veut quand on réintègre le village et ses règles. Le prenant pour un fantôme, les habitants fuient. Le père chasse Kougri qui, frustré, tue Saga d’un coup de fusil.
« Je n’y avais pas pensé, mais c’est une tragédie grecque ! » dira Idrissa. Peu importe en fait, car s’il est vrai que le particulier ouvre à l’universel, c’est bien la réalité africaine qu’il interroge, et non l’universalité que nous pensons y déceler. Le film s’inscrit dans ce nouveau regard sur l’Histoire incluant une interrogation sur l’homme et son rapport à la tradition. Le bien ne s’oppose plus au mal : loin de tout manichéisme, les règles anciennes sont critiquées au nom même des valeurs qui les régissent. C’est ce qui donne au film le pathos d’un cri existentiel, celui d’un être en crise.
Le cri de l’homme africain
Il interpelle toujours davantage le spectateur, au besoin par des clins d’oeil humoristiques, comme ce non-dit d’Obi (1991) qui, avant de décrire de façon poignante son destin de femme chassée avec ses quatre enfants par son mari et amenée à travailler dans les mines d’or de Buda, lance au public en le regardant dans les yeux : « Vous êtes encore là ? Je vous préviens. Je vous parlerai de tout sauf de mon mari. Si vous êtes d’accord, on commence ! » Au terme de son histoire tragique, Obi lance de nouveau à la caméra : « Laissez-moi travailler ! Ce n’est pas vous qui allez me nourrir ! »
Bâti sur une trame policière (un homme fuit Ouagadougou après avoir tué un garagiste dans un hold-up et va se réfugier avec l’argent volé dans son village), Samba Traoré (1992) guide moins le spectateur dans le suivi d’une action hollywoodienne qu’il ne l’invite à s’identifier à celui qui a volé, et cela malgré l’interdit majeur que représentent le meurtre et le vol. Cependant, même si le héros Samba est présenté comme un truand au grand coeur, le film ne lui pardonne pas son acte et ne l’épargne pas : il devra en rendre compte. L’introspection porte sur la conscience d’un homme déchiré. Elle ne se fait pas dans une Afrique idéelle et mythifiée. L’action a beau se passer entre les cases traditionnelles d’un village, c’est dans une Afrique bien réelle qu’elle se déroule. Samba est lui aussi porteur du cri d’une déchirure, d’un vertige. C’est un looser, un James Dean lancé à la recherche de la paix dans une Fureur de vivre éperdue mais qui n’en a pas le temps, rattrapé par le poids de son malaise et finalement par les policiers lancés à sa poursuite.
A quoi bon dès lors miser comme dans le cinéma hollywoodien sur le suspense ? Le problème n’est pas de faire monter la tension du spectateur en lui annonçant à l’avance ce que le héros doit découvrir ou ce qui va lui arriver. Même dans une intrigue policière comme celle qui sous-tend Samba, Idrissa préfère l’effet de surprise qui ne contracte la salle que dans la durée de l’action. Si les quelques plans des policiers recherchant Samba font clairement peser une menace sur la quiétude de sa vie de village retrouvée, c’est plus pour mettre l’accent sur la précarité et l’ambiguïté de la place qu’il se cherche que sur la crainte d’hypothétiques représailles. Leur arrivée vient davantage clore le film que son propos. L’intention n’est pas de faciliter l’identification avec un héros mais de proposer une réflexion morale sur l’état de crise et le comportement humain.
C’est ce vertige moderne qu’explore le travail fictionnel d’Idrissa. Rien d’étonnant dès lors au choix du titre Le Cri du coeur (1994) qui sonne comme un manifeste. Un adolescent africain venu vivre en France, Moctar, est obsédé par une hyène qu’il croit voir évoluer dans les rues de Lyon. Ses parents s’inquiètent, l’emmènent voir un psychologue, ont peur qu’il leur attire des ennuis. Sa rencontre avec un marginal joué par Richard Bohringer lui ouvre une autre compréhension, situant la hyène non comme une tare mais comme l’intervention de son inconscient : « Il y a des millions de gens qui croient à la Vierge Marie ; il y en a même qui l’ont vue ! Toi, tu vois des hyènes, c’est tout ! ». Il finira par la voir lui aussi lorsque Moctar ouvre le cercle de feu où il l’a capturée. Symbolique de la relation contradictoire de l’enfant à l’Afrique, la hyène, avant de disparaître, prend les traits de son grand-père.
Quand il cherche à faire comprendre ce qu’est l’Afrique à son cousin, Moctar parle d’un regard qui pourrait résumer celui du cinéma d’Idrissa : « Quand on regarde, on voit plus loin. » Entre cette certitude d’une pertinence de l’humanité d’un regard puisant dans les valeurs africaines et le constat d’un être africain en crise, Idrissa navigue à la recherche des pistes permettant de dépasser cette contradiction.
Le risque du fétichisme
C’est là qu’une interrogation surgit, à l’occasion de Kini et Adams (1997), qu’il tourne en anglais en Afrique australe. Il met en scène deux paysans qui tentent de survivre et ne rêvent que d’aller en ville, mais que la jalousie, l’ambition et la rivalité vont dresser l’un contre l’autre. C’est ce mur qui intéresse Idrissa Ouedraogo, ce mur qui se bâtit à l’intérieur de chacun dans une société déchirée entre ce qu’elle devient et ce qu’elle a été, l’émergence d’un nouvel individu fasciné par les techniques à consommer mais angoissé par la vacuité et l’anormalité des valeurs qu’impliquent les logiques du profit et de l’exclusion des plus faibles. C’est de cette déchirure qu’il nous parle, qui conduira à la fin d’une amitié et au dénouement tragique d’un homme qui ne peut assumer l’appauvrissement qui lui est proposé. On est loin du héros de western libre de ses actes, délesté des pesanteurs de la coutume et affranchi des contrôles de l’Etat, pleinement disponible pour un destin qu’il a le pouvoir, s’il le veut bien, de définir et d’amplifier. Si Kini et Adams, dans leur ambition sociale, cherchent chacun à leur manière à s’affirmer individuellement, c’est bien dans un refus de l’individualisme qu’ils expriment finalement leur quête d’individualité.
Une ambiguïté s’installe cependant. Dans ses précédents films, Idrissa tendait à explorer l’humain en crise pour mieux affirmer de façon presque obsessionnelle une idée : l’humain tout court. Il en résultait une certaine théâtralité et surtout l’orchestration systématique de la réconciliation. Kini et Adams est dans le même esprit l’histoire d’une perpétuelle retrouvaille. Même dans l’extrême, dans la mort, les deux amis se rabibochent en une même image récurrente, sur fond de soleil couchant, dont le kitsch reflète la fétichisation du thème : leurs oppositions n’étaient que spectacle, une comédie humaine, sans cesse dépassées car leur lien est plus fort. Si bien que plutôt que de prendre cet humain à bras-le-corps pour contribuer à prévenir sa dislocation, le film vire dans le conservatisme des bons sentiments.
Placé sous le feu d’acerbes critiques lui reprochant d’abord de faire du folklore puis de vouloir faire du cinéma européen, Idrissa Ouedraogo conclut : « Je suis arrivé au bout d’un raisonnement. Peut-être faut-il maintenant revenir à nos ancêtres en des sortes de péplums épiques avec des héros qui voient loin ? » Il manque cependant à Idrissa le type d’inscription identitaire qui fera le centre du cinéma de ses successeurs, les cinéastes des années 2000, pour qui l’identité est en devenir et ne peut être rattachée à un seul territoire. De fait, un nouveau cinéma apparaît à l’orée du siècle, annoncé par des films comme La Vie sur terre du Mauritanien Abderrahmane Sissako (1998) ou Bye bye Africa du Tchadien Mahamat Saleh Haroun (1999), emblématiques d’une nouvelle écriture capable de prendre des risques dans la forme comme dans le fond, de poser des questions sans réponses, d’explorer l’humain sans concession.
L’hybridité comme intuition
Cette intuition, Idrissa la porte déjà dans ses films. En réalisant Le Cri du coeur, il renverse comme Alain Gomis dans L’Afrance (2001) le propos de L’Aventure ambiguë, de Cheik Amidou Kane qui suggère que l’hybridation est mortifère, pour affirmer qu’on ne meurt pas d’être allé à la rencontre de l’Occident. Ses choix musicaux vont dans le même sens. S’il a confié l’écriture de la musique de Yam Daabo et de Yaaba au Camerounais Francis Bebey, c’était pour servir la dimension émotionnelle de ces récits, mais il était également sensible à sa dimension jazz. Pour Tilaï, il s’est adressé au Sud-Africain Abdullah Ibrahim (Dollar Brand) afin d’obtenir cette connotation jazz apportant une ouverture à un film orienté sur l’interrogation de la loi de la tradition. Cette ouverture marque les grands films d’Afrique, qui refusent la fixation sur des expressions purement territoriales pour revendiquer l’inscription de l’Afrique dans le monde. Même un Sembène terminait Moolaadé en remplaçant l’œuf d’autruche traditionnel sur le minaret de la mosquée par une antenne de télévision : les hommes mûrs savent faire le tri des influences, rien ne sert de se couper du monde.
Mais il ne va pas jusqu’aux ruptures de la génération suivante. Lorsqu’il remit l’étalon d’or du Fespaco 2003 pour Heremakono à Abderrahmane Sissako en tant que président du jury, Idrissa lui a demandé dans ses félicitations au micro de « revenir vers nous ». Blessé, Sissako lui répondit : « Pour revenir il faut partir. Moi je ne suis jamais parti ».
Pour reprendre l’exemple de la musique de ses films, Idrissa préfère dans son dernier long métrage « une musique moderne qui puise dans les musiques traditionnelles », et en confie la composition à Manu Dibango. Il ne retiendra cependant qu’une composition jazz des nombreuses composées par Dibango « pour faire basculer le film dans le temps moderne avec l’arrivée du Blanc »
Réalisme historique
Obsédé par la recherche d’images proprement africaines face au déluge d’images extérieures, Idrissa fait une dernière tentative en plongeant dans l’Histoire. Comme le Samory Touré jamais réalisé de Sembène, il aurait voulu faire un grand film épique sur un résistant héroïque à la conquête coloniale, mais il finit par renoncer à son projet autour de Boukari Koutou (dit Ouobgho), frère du Naba Sanem, qui avait refusé le traité proposé par Binger en 1891 et poursuivi la guérilla contre les Français jusqu’en 1898. Au bout de dix ans à en chercher le financement, il le remplacera par La Colère des dieux en 2003, pour finalement renoncer à la réalisation de longs métrages d’envergure. Du coup, le sujet du film n’est pas la résistance mais les raisons de l’échec, celui des combattants mais aussi celui de l’Afrique face à l’envahisseur, de l’Afrique dans le monde d’aujourd’hui. Les divisions et les luttes intestines pour le pouvoir ont miné la capacité de résistance des Africains, et ne pouvaient que déclencher la colère des dieux. « Pour les nouvelles générations, un héros n’est pas forcément celui qui résiste, disait-il. On ne peut pas résister avec des lances et des flèches au fusil à répétition. Quand on voit le grand héros qu’était Lumumba avec Mobutu, on voit un naïf politique : il a tout fait pour se faire tuer ! Il faut faire extrêmement attention à la représentation par l’image de notre passé pour ne pas tomber dans l’inverse de ce qu’on veut exprimer. »
Il serait donc illusoire de ramener la résistance à de vaillants héros : « Tout le monde sait que si le Blanc a conquis facilement, c’est qu’il a profité de beaucoup de complicités », disait-il encore. Il s’agit de passer à une autre logique : les anciens cherchaient à s’assurer la protection des dieux et s’approprier leurs pouvoirs par toutes sortes de rituels et amulettes ; les modernes, dans un monde désacralisé, doivent opérer un travail sur soi pour retrouver une place dans le monde.
Le retrait
Deux raisons poussent Idrissa Ouedraogo à ne plus tenter de faire de grands films de cinéma. D’une part, il devient de plus en plus difficile de réunir un budget suffisant et la frustration au final de ne pas pouvoir faire le film qu’on désire ou trop limité dans sa forme engage à renoncer. D’autre part, le public africain n’a pas accès aux films africains : « Mon public existe mais ne peut voir les films. Si je ne développe pas la diffusion télévision et sur écran numérique, je n’ai pas de public ! J’ai un public seulement potentiel ! On se ment quand on dit qu’on a un public ! »
« Je ne ferai plus de long métrage de fiction dans ces conditions de dénuement total, dit-il. Les gens oublient qu’on a été à Cannes, qu’on a eu de grands prix, qu’on a poussé les cinémas d’Afrique – du coup, on fait des téléfilms pour nos populations ! Comme si il n’y avait pas de vrai créateur en Afrique. Nous n’avons pas encore pris conscience qu’on peut créer aussi avec un petit outil. Demander de l’argent pendant cinq ou six ans avant de pouvoir faire un film, c’est dramatique. » Il critique la politique du saupoudrage des bailleurs de fonds et en appelle à des aides concentrées sur des valeurs sûres. « Cela ne les grandit pas et cela ne nous grandit pas », s’exclame-t-il. « Il faut qu’on en parle et qu’on arrête ce cycle où on trouve plus d’imposteurs dans le cinéma que de vrais réalisateurs et producteurs ! Demain sera plus difficile pour le Continent mais beaucoup comprennent la voie à suivre : la démocratisation par le numérique. »
Une autre raison s’ajoute cependant : « Chaque fois qu’un producteur a affaire à un Africain, il y a des problèmes de différence culturelle ! » Le rapport au Nord est violent. Des producteurs dictent leurs attentes, des techniciens ne comprennent pas l’Afrique, le public se la représente souvent avant même de voir le film. Des critiques reprochent à Idrissa de ne pas poursuivre sur la voie de ses débuts, ces films qui les ont « charmés ». Pourquoi des incartades en France ou en Afrique australe ?
La réponse sera dans le retour au local avec les moyens du bord, dans la solidarité par affinité entre cinéastes. C’est ainsi qu’Idrissa produira Guimba (Cheikh Oumar Sissoko, Mali, 1993) et les premiers films de sa jeune compatriote Apolline Traoré : Kounandi (2003) et Sous la clarté de la lune (2004).
« Kini & Adams, malgré un petit budget de 8 millions de francs français, n’était pas trop nul ! Quel gâchis : notre public ne l’a pas vu ! C’est pourquoi je me dis qu’il faut passer par d’autres supports. » Pour concurrencer l’invasion par satellites d’images télévisuelles où l’Afrique est absente, il réalise en 1999 une pétillante série à succès : Kadi Jolie. 80 épisodes de 12 minutes sur la belle Kadi (Aminata Diallo Glez) qui tourne les hommes en ridicule quand ils s’approchent trop d’elle, Car, indique-t-il encore, « On s’en fout que ce soit du celluloïd ou du numérique, il faut que l’image soit faite, comme contrepoids à l’envahissement des images d’ailleurs. »
Se dispersant dans beaucoup de représentation et de multiples projets, de la production à l’exploitation, des courts métrages de commande ou la mise en scène de La Tragédie du Roi Christophe à la Comédie française, Idrissa Ouedraogo a peu à peu perdu son aura d’auteur. Mais il n’a jamais cessé de s’interroger sur les moyens de faire des images « de nous-mêmes et pour nous-mêmes. » « Parce qu’il y a eu négation de notre culture, on est toujours en train de voir comment l’autre va nous juger ». Cette tentative d’autonomisation ne peut aboutir que par le travail : « Les jeunes cinéastes africains ne connaissent pas leur propre histoire du cinéma, ils ne savent pas ce qui s’est fait, ils n’ont pas vu tous les films, ils auraient pu apprendre par la critique, et éviter les écueils de la jeunesse et prendre ce qu’il y a de merveilleux dans ce qu’on a fait dans le cinéma des années 1980-90. »
Oui, ce cinéma était merveilleux, et Idrissa Ouedraogo reste l’un des cinéastes africains les plus marquants de sa génération. Son apport au cinéma mondial est considérable. Les contradictions qu’il a tenté d’explorer ont aidé les spectateurs à se penser dans le monde de leur époque et ses successeurs à jeter les bases d’un nouveau cinéma, à la fois continuité et rupture, comme il se doit.