" Je ne me suis pas adressée tout de suite aux enquêteurs. Cela m'a d'abord pris un certain temps, avant de me rendre compte que mon mari avait disparu. Je profitais souvent du fait qu'il parte acheter la baguette pour appeler ma mère. Je raccrochais quand j'entendais ses pas au quatrième. Ma mère et moi, ce jour-là, sommes bien restées occupées un quart d'heure, elle à bavarder, moi à l'interrompre régulièrement en lui rappelant que je devais bientôt la laisser. J'ai eu la sensation, d'abord diffuse, que son récit se prolongeait plus avant que d'ordinaire. J'ai regardé dans la rue, pour voir si mon mari ne traversait pas ; j'ai tendu l'oreille, pour chercher à l'entendre dans l'escalier ; et c'est ma mère qui a raccroché la première, en m'accusant, comme d'habitude, de ne lui prêter aucune attention, alors que j'étais simplement penchée à la fenêtre en ayant désormais envie de me livrer à cette seule occupation : guetter au calme l'apparition de mon mari.
Le soleil commençait à se coucher et je respirais dans l'air doux. Il était assez rare, à cette heure de la journée, que je reste ainsi oisive à ma fenêtre ; en général, vers les sept heures et quart, je m'apercevais que rien n'était prêt, et je descendais en courant acheter de quoi manger ( en oubliant la baguette : l'épicerie ne fait pas dépôt de pain, et la première boulangerie est de l'autre côté du boulevard, il, faut un temps fou pour traverser). Les toits rougissaient, et tout ce désordre de la banlieue où l'on ignore ce qui domine, l'ardoise ou la tuile, la brique ou la meulière, s'unifiait et devenait presque joli dans le couchant. C'est aussi ce soir-là, dont je ne savais pas encore quel soir crucial il allait devenir pour moi, que j'ai pris conscience de la présence des martinets par dessus mes impatiens, ils mettaient des virgules dans le ciel trop grand de l'hiver. Tout paraissait plus petit, vivable, à ma mesure, faussement plus petit et vivable et à ma mesure parce que je pouvais suivre le vol des martinets zigzaguant d'un bord à l'autre du ciel. La brume de la journée fondait sur l'horizon, on distinguait de mieux en mieux en face des immeubles des banlieues, au nord les monuments de la capitale qui inscrivaient plus nette leur signature au bas du ciel, et du côté de la mer les longs terrains vide de la frontière. Les ombres gagnaient, la poussière retombait sous les semelles des piétons, tout se tassait au sol et le ciel prenait toute la place. Je me disais que j'étais plutôt bien, là, à attendre mon mari dans l'air du soir, que je ferais bien à l'avenir de prendre ainsi mon temps, et que la boulangerie devait être fermée, que mon mari avait dû en chercher une autre plus loin, et qu'il s'était arrêté, lui aussi, pour respirer. "
M arie Darrieussecq : extrait de " Naissance des fantômes" P.O.L, 1998
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Avec une étonnante assurance, une imagination pour ainsi dire clinique, Marie Darrieussecq raconte cette inondation par l'absence, cette épaisseur palpable du vide. Elle dessine, de mémoire dirait-on, la trace exacte laissée dans l'air, dans l'espace et jusque dans les choses par le disparu. Rien ne reste en place. Les paysages se mélangent, d'urbains, ils deviennent aquatiques, fantastiques ; non loin de la bouche du métro, on s'avance sur la plage ; les fantômes s'en mêlent, acquièrent la consistance que les vivants ont désertée... L'attente se fait universelle... Je sentais dans mon corps et dans tout ce que j'étais une sorte de décollement, d'envol vide et sans but...
Le Monde, 20 février 1998
Naissance des fantômes est un roman matériel et intime, dans lequel la narratrice, qui s'est mise à écrire le récit de l'événement, tente de décrire au mieux, jusqu'au vertige, les sensations inouïes, nées du manque et de l'attente, qui se déchaînent au plus profond de son corps.
Libération, 26 février 1998