" Dans l'étang,
il a jeté sa femme.
L'époux a fait couler doucement sur l'eau les cendres de celle qu'il aimait,
il a versé son regard,
il a répandu son souffle,
il est monté sur le canot arrimé par une chaîne à la rive,
en élevant sa main il a éparpillé sa vie encore tiède, son corps encore presque intact sur la surface grise au-dessus de l'eau sombre
près de la rame noire.
Les cendres dispersées dans le souffle du soir peu à peu se sont humectées,
lentement, lentement, au contact de l'eau,
puis englouties.
Elles se sont progressivement effacées à l'intérieur de l'eau où les petites ablettes et les petits goujons ont ouvert leurs lèvres.
Ils ont des lèvres curieusement bourrelées et blanches, les poissons.
C'est ainsi qu'une jeune femme aux cheveux bruns, si belle, a disparu sous la surface calme et grise.
Elle venait d'accoucher d'une petite fille
qui est restée seule dans la chambre,
dans son berceau..."
Pascal Quignard : extrait de " Dans ce jardin qu'on aimait", Grasset, 2017