Puisque l’Oeuvre au Noir était notoirement connue comme pénible et décourageante, il serait logique que Dürer ait étendu à l’alchimie sa réflexion sur les différents aspects de la Mélancolie. Ses contemporains auraient même trouvé étonnant qu’elle ne figure pas dans la gravure, au moins sous une forme discrète.
Klibansky,Panofsky et Saxl le concèdent du bout des lèvres, à propos du creuset et des pinces :
« Nous préférons les attribuer à l’art plus délicat de l’orfèvre, ou à l’alchimie, cet art noir qui est lié, non à la géométrie, mais à la mélancolie saturnienne » [1], p 329.
Hormis cette opinion lapidaire, il ne sera plus question de la pierre philosophale dans ce pavé définitif.
Cinq ans après sa parution, l’historien d’art Maurizio Calvesi n’a pas craint de revisiter complètement Melencolia I dans une optique alchimique, qui fournirait selon lui la clé principale de lecture et donnerait au fameux I une nouvelle explication : une allusion au Premier Oeuvre, l’Oeuvre au Noir.
Calvesi n’était pas tout à fait le premier à se risquer sur ce terrain dangereux : deux historiens allemands avant lui (K.Gielhow en 1901 [2] , G.F.Hartlaub en 1937 [3]) avaient souligné que certains éléments de la gravure étaient des symboles alchimiques. Mais Calvesi est le seul à avoir proposé une explication exhaustive et cohérente, s’appuyant sur tout un corpus de textes et d’illustrations alchimiques.
N’est pas Klibansky,Panofsky et Saxl qui veut : le gros défaut de la méthode est que pratiquement toutes les illustrations et la plupart des textes sur lesquels Calvesi raisonne sont largement postérieurs à l’époque de Dürer. Face à l’artillerie lourde de l’institut Warburg, notre franc-tireur italien apparaît donc singulièrement démuni, contraint d’appeler à la rescousse ces grands amateurs de grimoires que sont Jung, l’alchimiste de l’inconscient, Canseliet l’alchimiste au fourneau, et Rimbauld l’alchimiste des voyelles.
Aussi « A noir » de Calvesi apparaît-il inégal et touffu : parfois empêtré dans des passes d’armes sans espoir avec le trio de bretteurs, parfois lumineux dans des intuitions improuvables. Nous allons donc résumer ses principales trouvailles, et montrer comment elles se trouvent singulièrement confortées par les éléments nouveaux que nous avons analysés jusqu’ici.
Une discrétion compréhensible
Si Dürer avait voulu illustrer l’alchimie, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ouvertement ? Une première explication tient au fait que les alchimistes prêtaient facilement à la caricature.
L’Alchimiste Fou
Illustration pour la Nef des Fous, Dürer, 1494
Une explication plus profonde est que Dürer ne cherchait pas ici à représenter un laboratoire, mais à évoquer un état d’esprit qui, comme l’explique très bien Calvesi, était commun entre l’alchimiste et l’artiste :
« Dans l’episteme du XVIème siècle, le monde n’est par un mécanisme qu’il serait intéressant de découvrir, mais un immense message à déchiffrer ; et il est déchiffrable en tout lieu, car en tout lieu est restée imprimée la figure de Dieu, unique avec d’infinies variations donnant l’occasion d’une infinité de découvertes. Le monde est un grand rébus, et la clé pour le résoudre est la similitude, la correspondance entre le bas et le haut : l’homme lui-même est semblable à Dieu ; et l’alchimiste est, tout comme l’artiste, un homme qui répète les processus divins et, pour les répéter, se doit de les déchiffrer…. Ceci explique, à la Renaissance, la floraison d’oeuvres à l’iconographie volontiers complexe et volontairement obscure, qui parfois développent leur propre espace formel, hermétique et symbolique ». Calvesi [4] p 44
Alchimie et géométrie
Contrariant Panofski, Calvesi fait remarquer que l’alchimie et la géométrie ont bien un lien : celui de partager la même utopie de la quadrature du cercle. A l’appui, il reprend un passage exhumé par Jung ( [5], p 167), à propos d’un schéma représentant une couronne circulaire divisée en quatre quadrants.
Scolie du « Tractatus Aureus » (1610)
Le cercle central représente « le médiateur qui fait la paix entre les ennemis, c’est-à-dire entre les éléments, et il est même le seul à réaliser la quadrature du cercle » ( « mediator pacem faciens inter inimicos sive elementa, imo hic solus efficit quadraturam circuli »).
Calvesi perçoit bien le lien, dans la gravure, entre la sphère et le carré magique :
« En opposition au cercle, symbole de l’unité, le carré évoque la décomposition de la matière en quatre éléments. Le problème alchimique de l’union des contraires correspond donc à celui de la quadrature du cercle« . Calvesi [4] p 56
Nous avons prouvé (cf 3 La question de la Sphère) que Melencolia réfléchit à la quadrature du cercle : nous savons maintenant que ce n’est pas seulement un problème de géométrie, mais aussi un problème alchimique.
Cercle, Carré, Triangle
Calvesi cite un passage hermético-alchimique qui donnera lieu, un siècle après Dürer, à plusieurs illustrations et diagrammes :
Atalanta fugiens, Michael Maier, emblème 21, 1617
« A partir du mâle et de la femelle, fais un cercle. De là un carré. Puis un triangle,
fais un cercle,
et tu auras la Pierre des Philosophes »
« Fax ex male et foemina circulum, inde quadrangulum, hinc triangulum,fac circulum
et habebis lapidem philosophorum » [6]
Cette métaphore géométrique correspond au schéma de principe du Grand Oeuvre :
- on commence par unir le Soufre (le mâle) et le Mercure (la Femelle) dans un premier cercle (le Mercure Philosophique) ;
- on le décompose en quatre éléments (le carré) ;
- puis en trois substances, l’Ame, l’Esprit et Corps (le triangle) ;
- enfin on recombine harmonieusement le tout pour obtenir la Pierre Philosophale (un nouveau cercle).
Il est frappant de voir comment ce passage s’applique également à la manière de fabriquer le polyèdre (cf 4.2 Sa logique)
- on part d’une sphère brute ;
- par quadrature du périmètre, on fabrique un carré magique, qui donne le plan du polyèdre ;
- en tronquant les pointes, on obtient des triangles ;
- suite à quoi tous les sommets du polyèdre s’inscrivent dans une nouvelle sphère.
Il n’a pas été possible de retrouver ce texte avant 1617. Un siècle plus tôt, Dürer en avait-il eu connaissance et imaginé, mais en trois dimensions, une manière de l’illustrer ? S’il s’agit d’une coïncidence, elle est aussi merveilleuse que le carré est magique !
La Sphère de la Materia Prima
Dans l’imagerie alchimique, la « materia prima » est en général représentée par une sphère, un monde refermé sur lui-même et le désordre des éléments. Calvesi pense que celle de Melencolia I représente à la fois le début et la fin de l’Oeuvre :
« L’opus sort de l’un pour conduire à l’Un ; il part du chaos, de la confusion des éléments, pour aboutir finalement à leur fusion. La boule, la sphère représente à la fois la masse confuse, le chaos, l’un avec un u minuscule, mais aussi le lapis, la pierre philosophale, l’Un avec le U majuscule. » Calvesi [4], p 62
Nous nuancerons plus loin (dans 7.4 La Machine Alchimique) cette explication.
Le Rebis issu de la Materia Prima, Traité de l’Azoth,1613, Basile Valentin
De bas en haut :
- la sphère de la Materia Prima, Il faut en faire un Carré (4) puis un Triangle (3) pour retrouver la Sphère unique (1) ;
- le Dragon (gangue, impuretés) qui renferme la Materia Prima : la lutte contre le dragon est l’objet de l’Oeuvre I ;
- Le Rebis : androgyne apparaissant à la fin de l’Oeuvre II. Il réconcilie les sexes, mais aussi le Ciel (le Compas) et la Terre (l’Equerre).
- Les sept métaux guéris à la fin de l’Oeuvre III, présentés dans l’ordre « alchimique » : : Vénus, Mars, Soleil, Mercure, Lune, Jupiter, Saturne (cuivre, fer, or, mercure, argent, étain, plomb).
Pentacle, Traité de l’Azoth,1613, Basile Valentin
Nous ne résistons pas au plaisir de montrer comment on peut passer de l’ordre de Ptolémée (celui de l’étoile à sept branches, symétrie autour du Soleil) à l’ordre Alchimique (symétrie autour de Mercure) : il suffit de suivre les traits bleus.
De plus, en parcourant l’étoile d’une troisième manière (sauter de trois en trois dans le sens des aiguilles de la montre), on reconstitue l’ordre Hebdomadaire (Lundi, Mardi, etc).
A noter en bas du triangle le Corps parfait qu’il s’agit de reconstituer : un cube suspendu par une pointe qui nous rappelle étrangement le polyèdre de Melencolia I. Il est entouré de cinq petites étoiles (les métaux guéris), auxquels il faut ajouter le Soleil et la Lune philosophiques, devenus Ame et Esprit dans les deux autres coins du triangle.
Le polyèdre
Il manque à Calvesi une analyse fine du polyèdre, qu’il appelle un « parallélépipède, plus ou moins cubique ». Dans la logique de son interprétation de la sphère comme début et comme fin de l’Oeuvre, il parvient néanmoins à la conclusion que le polyèdre représente une sorte de modèle, d’image intermédiaire de la transformation :
« Puisque la pierre est à la fois la matière initiale et la matière finale du processus alchimique, nous pensons que le parallélépipède, plus ou moins cubique, représente à peu près ceci : une image de la « materia prima » qui contient potentiellement, déjà, la forme du Lapis. Du reste, le cube est à la sphère ce que le carré (symbole de la décomposition en quatre éléments) est au cercle (qui représente l’un).: tel pourrait-être le rapport entre la sphère et le cube, dans la gravure de Dürer : le cube découle de la sphère (comme le multiple de l’un) puis remonte vers la sphère, vers l’un. » Calvesi [4], p 63
L’échelle à sept barreaux
Nous avons expliqué dans 3 La question de la Sphère que Dürer a utilisé l’échelle comme une graduation, qui matérialise la différence entre la mesure du carré (l’intervalle entre les barreaux traversé par l’arc-en-ciel) et la mesure de la sphère (les autres intervalles).
Mais le nombre de barreaux est également significatif, comme le montre le fait, à première vue bizarre, que la margelle sur laquelle est posé le creuset ne se prolonge pas à droite du polyèdre : complication architecturale qui ne s’explique pas, sauf par la nécessité de montrer exactement sept barreaux (leurs intervalles étant fixés).
L’échelle ou l’escalier des sept métaux
Calvesi rappelle ce symbole courant dans l’imagerie alchimique. Les sept barreaux font allusion aux sept planètes et/ou aux sept métaux associés et/ou aux sept opérations de l’Oeuvre.
Une première idée consiste à baptiser les barreaux « astronomiquement », dans l’ordre de Ptolémée en commençant en bas par la planète la plus proche de la Terre : la Lune (comme dans la gravure de 1500, voir 1.2 Astronomie, Astrologie).
Le barreau central de l’échelle correspond au Soleil et à l’Or. Il est donc assez logique que l’alignement chrétien (en vert) et l’alignement platonicien (en bleu) (voir 5.3 La croix néo-platonicienne ) se croisent à cet endroit, où le Christ solaire rencontre l’or, le plus parfait des métaux.
Eliade explique bien comment la pensée alchimique fusionne les trois images du Christ, du Lapis et de l’Or, par le biais des idées d’immortalité et de perfection :
« Grâce aux opérations alchimiques, comparées à la torture, à la mort et à la résurrection …., la substance se trouve transmutée, autrement dit accède à un mode d’existence transcendantal : elle devient Or. L’or est le symbole de l’immortalité. … La transmutation alchimique équivaut donc à la perfection de la matière ; en terme chrétien, à sa résurrection« . Eliade, le Mythe de l’alchimie (cité par Calvesi [4])
Mais une autre possibilité, plus logique compte tenu de la symétrie de l’échelle par rapport au barreau central, serait de baptiser les barreaux dans l’ordre « alchimique ». C’est l’ordre traditionnel des sept « régimes », gouvernés par les sept Planètes, par lesquels la pierre en cours de croissance passe durant l’Oeuvre III (La grande Coction). Chaque changement de régime correspond à un changement physique repérable dans l’athanor, notamment grâce à un changement de couleur [7].
Dans ce cas, le parcours de lecture est plus complexe : le point de départ est le Mercure (le barreau central) ; ensuite le bas de l’échelle se monte, puis le haut de l’échelle se descend.
Avec cette lecture, les deux premiers barreaux, à moitié masqués par le polyèdre, correspondent à Saturne et Jupiter : or nous avons vu dans 4.3 La Transformation de Dürer que celui-ci constitue justement une forme intermédiaire, illustrant la transition entre ces deux planètes. [8]
De Saturne à Jupiter
La transition de Saturne à Jupiter, qui dans la théorie des Tempéraments, signifie le passage de la Mélancolie à la Joie, a un sens similaire en alchimie :
« Au noir Saturne succède Jupiter, qui possède des couleurs variées. En effet, après la putréfaction obligée, tu verras des couleurs changeantes et une sublimation circulant plusieurs fois … à ce moment, toutes les couleurs imaginables apparaitront. » (« Saturno nigro succedit Jupiter, qui diverso colores est. Nam post debitam putredinem.. colores mutabiles ac sublimationem circulantem iterum videbis… hoc tempores omnes colores imaginabiles apparebunt ») . [7] chap XXVI
L’escalier des sept opérations de l’Oeuvre
Cette interprétation est moins claire, car les personne ne s’accorde ni sur le nombre des opérations (7 ou 12) ni sur leur nom. Calvesi cite un petit passage savoureux, typique des paradoxes alchimiques :
« Brûle par l’eau : lave par le feu; cuis, recuis et re-recuis. Encore et encore humidifie et toujours coagule. Tue le vif et ressuscite le mort. Et par ces sept opérations, tu vaincras. » (« Combure in aqua, lava in igne. Coque et recoque, et iterumcoque. Saepissime humare et semper coagulare. Interfice vivum et resuscita mortuum. Et hoc septena vice. » ) Rosarium philosophicum, Francfort, 1550. Calvesi [4], p 68
Cabala, Speculum Artis Et Naturae
Alchymia, Stephan Michelspacher, 1654 [9]
- L’escalier indique les sept Opérations,
- Les gradins sur la montagne montrent les sept Métaux, dans l’ordre alchimique (mercuro-centré) .
- Les cinq lettres UWIWU signifient : « Unser Wasser ist Wasser Unser » [10].
- Dans le petit Temple éclairé par sept vitraux, le Roi et la Reine de l’Oeuvre II (conjonctio comme le dit le titre).
- Au fond, à peine visible, l’athanor de l’Oeuvre III.
- Au dessus, déployant ses ailes, le phénix couronné, résultat de l’Oeuvre III.
La pierre qui monte l’échelle
S’il n’existe aucun commentaire direct de l’auteur sur Melencolia I, nous avons un texte de Camerarius, qui a connu Dürer à la fin de sa vie et a eu avec lui de nombreux entretiens. Un passage assez sibyllin lie explicitement l’échelle et le polyèdre :
« Mais pour montrer qu’il n’est rien que de tels esprits (les savants) ne soient habitués à comprendre, et combien cela les mène souvent jusqu’à l’absurde, il a dressé devant elle [Melencolia] une échelle vers les nues, par les degrés de laquelle il a fait comme entreprendre une ascension à un rocher carré. »
(Ut autem indicaret, nihil non talibus ab ingenijs comprehendi solere, &quam eadem saepe numero in absurda defferentur, ante illam scolas in nubes eduxivit, per quarum gradus quadratum saxum veluti ascensionem moliri fecit. .». Joachim Camerarius, Elementa Retoricae, 1541.
Interpréter l’interprète
A la première lecture, le commentaire de Camerarius semble clair : l’image de la pierre qui monte l’échelle serait, pour Dürer, une sorte de dérision envers certains intellectuels, que leur besoin de comprendre pousse à des pensées chimériques .Calvesi (dans [4]) y voit quant à lui une confirmation de son interprétation alchimique de la pierre et de l’échelle :
« C’est seulement dans la logique de l’alchimie qu’une masse cubique (à savoir le Lapis comme « materia prima »), peut parcourir une échelle ou être impliqué dans le mouvement ascensionnel que les barreaux suggèrent : barreaux qui symbolisent, en fait, les opérations successives de transformation de la pierre. »
Vingt ans plus tard [11], Calvesi revient avec subtilité sur ce texte décisif. Après une analyse serrée, il suggère que le passage peut être lu, non pas comme une critique de l’intelligence excessive, mais comme un éloge voilé de la pensée hermétique :
« Mais pour montrer combien ces sages sont exercés à une compréhension qui n’exclut rien, ce qui conduit souvent et rapidement à passer par l’absurde, il a dressé devant elle [Melencolia] une échelle vers les nues, à travers les barreaux de laquelle, comme pour une ascension, il a fait s’élever un rocher cubique ».
Le latin de Camerarius est suffisamment alambiqué et équivoque pour autoriser cette relecture.
L’élévation de la pierre
Cette interprétation a pour avantage d’expliquer le caractère scrofuleux, tâché, irrégulier de la surface du polyèdre : à ce stade, à son entrée dans le processus hermétique, la pierre est encore malade : son ascension va la guérir.
La Punition de Sisyphe
Titien, 1549, Prado, Madrid
Ad Scopum, licet Aegre et frustra (Sisyphe)
Vers le but, durement et vainement, Emblème V, 1732
Choice emblems, divine and moral, antient and modern, or, Delights for the ingenious,
in above fifty select emblems … with fifty pleasant poems and lots, by way of lottery,
for illustrating each emblem. », 6th ed. London, 1732 [12]
En tout pragmatisme britannique, ce graveur préférera remplacer le « rocher cubique » par une meule.
Autres symboles alchimiques
Le Putto
Calvesi pense que « le putto ailé assis sur la machine est à identifier avec le Mercure, le principe alchimique qui est, justement, souvent représentée comme un enfant avec des ailes ». [D] p 59
Le Chien
Pour Hartlaub, il serait le symbole du Soufre. Pour Calvesi, il pourrait être un analogue de l’ouroborous, le serpent qui se mord la queue : en alchimie, celui-ci représente soit le caractère cyclique des opérations, soit la materia prima refermée sur elle.
Clous, tenailles, marteau
« A la lumière du parallélisme Lapis/Christus démontré par Jung, il est évident que la matière subit dans la phase de nigredo, à travers la separatio et la decapitatio dont nous avons parlé, une véritable et littérale Passion. Voila pourquoi, très probablement, entre les instruments destinés à la transformation physique de la matière, nous retrouvons encore les clous et les tenailles, symboles bien connus de la Passion. (L’alchimie reprend à son compte la formule INRI, en la lisant Igne Natura Renovatur Integra : la Nature est transformée intégralement par le feu ») [D] p76
Le Creuset
Nicolas Lemery, Cours de chimie,1675
On peut l’ajouter parmi les symboles de la Passion alchimique : car son nom latin est « crucibulum » , et le symbole graphique qui le désigne dans les textes alchimiques et chimiques est une croix.
Passer la matière au creuset, c’est donc, littéralement, la crucifier.
La conclusion de Calvesi
L’analyse de Calvesi est particulièrement convaincante pour expliquer la partie gauche de la gravure, dans laquelle la position des objets est cohérente avec leur signification alchimique. Voici comment il résume lui-même son interprétation :
« Les objets de la partie gauche, dans leur échelonnement en perspective, font allusion aux étapes théoriques de l’opus, mais vues depuis la phase initiale de nigredo : la sphère est le chaos, la masse confuse, qui est aussi le symbole de l’un auquel elle devra parvenir à la fin du processus (et le chien enroulé sur lui-même, comme la meule, soulignent cette idée de cycle, tandis que l’idée de progression graduelle est suggérée par l’échelle) ; vient ensuite la « roche taillée », la materia prima qui, pour réaliser la forme qu’elle possède seulement en puissance, doit être soumise à démembrement, mutilation, trituration (par la meule ?) et à une succession de dissolutions et de coagulations au travers des principes contraires du soufre et du mercure, du feu qui est justement situé derrière la pierre, et de l’eau, qui se perd à l’horizon ». Calvesi [4], p 70
Alchimie et esthétique
En conclusion, Calvesi explique pourquoi les points de vues de l’artiste, du chrétien, du philosophe, et de l’alchimiste, qui nous semblent aujourd’hui totalement divergents, pouvaient à l’époque de Dürer converger sur une idée commune : celle de l’Imitation du divin.
« Nous pouvons risquer à cette lumière un commentaire sur la pensée esthétique de Dürer, indissociable, comme nous l’avons dit de sa pensée religieuse ou purement spéculative. Si l’art est un processus de l’imagination, l’alchimie, reconnaissant un tel processus comme celui même de la Genèse, établit un pont entre l’artiste et Dieu ; elle répète dans une autre mode cette identification tendancielle de l’homme à Dieu, à laquelle invitait la pensée d’Erasme ou de Pic ; ou de l’alchimiste lui-même au Rédempteur, dans sa confrontation avec le matière ». Calvesi [4], p 87
Laissons la dernier mot à l’humilité de Dürer :
» N’aie donc jamais la pensée de faire quelque chose de meilleur que ce que Dieu a fait, car ta puissance est un pur néant en face de l’activité créatrice de Dieu »
Klibansky,Panofsky et Saxl ne sont pas à blâmer d’avoir d’évacué l’alchimie de leur monument d’érudition à la gloire de Melencolia I et de l’iconographie scientifique : car les méthodes de celles-ci sont inopérantes en l’espèce. Aucune référence à l’alchimie dans les nombreux textes de Dürer, aucune source graphique ou textuelle dont il aurait pu s’inspirer : Calvesi ne peut que se livrer à un rétropédalage hasardeux à partir de sources postérieures. (Incidemment, remarquons que Klibansky,Panofsky et Saxl se heurtent au même type de difficultés à propos d’Agrippa : le De occulta philosophia paraîtra en 1533, trois ans après la mort de Dürer, il faut donc supposer qu’une première version manuscrite circulait dès 1510.)
En 1514, il est juste un peu trop tôt : trop tôt pour prouver l’influence luthérienne, trop tôt pour prouver que Dürer possédait des connaissances alchimiques : la large diffusion des textes commence cinquante ans plus tard. Quant à l’idée de traduire les concepts alchimiques par des images cryptées, elle ne prendra son plein essor qu’au milieu du XVIème siècle. Si génial soit-il, Dürer a-t-il pu anticiper ces évolutions ? S’est-il documenté auprès d’un alchimiste ? Nous n’en aurons jamais aucune confirmation factuelle.
Ironie du sort : s’il n’a pas pu s’inspirer d’images alchimiques antérieures, les illustrateurs qui lui succéderont ne manqueront pas de le plagier. Cranach déclinera dans plusieurs tableaux d’esprit clairement alchimique l’image de la Melancolie. Et l’un des plus beaux manuscrits alchimiques, le Splendor Solis de l’allemand Salomon Trismosin, sera réalisé à Nuremberg en 1582.
Pour illustrer le « ludus puerorum », le dessinateur anonyme reprendra exactement le décor et la perspective de la chambre de Saint Jerôme. Qu’un illustrateur alchimique s’inspire de Dürer ne prouve pas que Dürer était un illustrateur alchimique. Mais ne prouve pas non plus qu’il ne l’était pas.
L’idée qu’il ait pu chercher à fusionner le Typus Melencoliae avec le Typus Alchemiae n’est pas plus biscornue que l’idée panofskienne de sa fusion avec le Typus Geometriae. Sauf que nous connaissons très bien la Géométrie, mais très peu l’Alchimie : prétendre expliquer une oeuvre énigmatique par une doctrine encore plus énigmatique semble donc voué à l’échec : au mieux une gageure, au pire une mystification.
Néanmoins, l’interprétation de Calvesi, aussi laborieuse, obscure et désespérante que l’Oeuvre au Noir, reste incontournable pour qui veut appréhender la face cachée de Melencolia I.
1979, p.457 http://monoskop.org/File:Raymond_Klibansky,_Erwin_Panofsky,_Fritz_Saxl_Saturn_and_melancholy_studies_in_the_history_of_natural_philosophy,_religion_and_art_1979.pdf [2] K.Gielhow, « Dürers Stich « Melencolia I » und der Maximilianische Humanistenkreis », Mitteilungen der Gesellschaft für Vervielfältigende Kunst, XXVI, 1903 ; XXVII, 1904. [3] G.F.Hartlaub, Arcana Artis (Spuren alchemistischer Symbolik in des Kunst des XVI Jahrhunderts, Zitschrift für Kunsgeschichte, 1937 [4] Maurizio Calvesi, « A noir, Melencolia I », Storia dell’Arte 1-2 (1969): 37-96 [5] Psychology and Alchemy, C.G.Jung [6] Cité dans le « Rosarium philosophorum », Francfort, 1550, et attribué au Pseudo-Aristote, mais la source n’est pas connue. [7] L »Entrée ouverte au Palais Fermé du Roi », Eyrenee Philalethe, 1645 [8] Une des ambiguités avec laquelle jouent magnifiquement les textes alchimiques est que le régime de Saturne (la Nigredo) désigne à la fois à l’Oeuvre I prise dans son ensemble, mais aussi le début des deux oeuvres suivantes, qui commencent elles-aussi par la noirceur. [9] http://digital.slub-dresden.de/werkansicht/dlf/2560/15/0/ [10] L’explication est donnée dans un livre de 1656, « Raphael oder Artztengel » de Abraham von Frankenberg. « Une Eau céleste, l’ Eau de la Vie ; une Eau Secrète, que tous les Esprits Aiment ». https://books.google.fr/books?id=-i9AAAAAcAAJ&pg=PA45&redir_esc=y#v=onepage&q&f=false [11] Repris et complété dans Maurizio Calvesi, « La melanconia di Albrecht Dürer », Einaudi, 1993. [12] http://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=dul1.ark:/13960/t21c34v3w;view=1up;seq=9