Plus nous nous enfonçons dans l’analyse de Melencolia I, et plus s’éloignent les idées de désordre, d’inachèvement, de noirceur.
C’est bien plus tard qu’on verra dans la gravure une ambiance dramatique, nocturne, baignée par la seule lumière de la lune, dans laquelle d’inquiétants phénomènes cosmiques se combineraient pour infliger aux personnages d‘intenses tourments intérieurs.
Melencolia, Denis Gibaud
Cette projection romantique ne tient pas la route. Après tout, le chien dort, le putto griffonne, et Melencolia jette vers le lointain un regard plus interrogatif que désespéré.
Nous allons revenir sur le second alignement – celui où les références religieuses et autobiographiques semblent les plus marquées – et en approfondir l’analyse d’un oeil plus albrechtien, en évitant que le « soleil noir » ne nous masque le versant lumineux et intensément personnel de l’oeuvre.
Le Soleil noir
Odilon REDON, 1900, Moma, New YorkSelon la formule de Panofski, Melencolia I n’est-elle pas avant tout « un autoportrait spirituel de Dürer » ?
Dürer en 1514
Qu’il ait été de tempérament mélancolique, plusieurs textes et témoignages l’attestent. On a supposé que la mort de sa mère, en 1514, pouvait expliquer la génèse de Melencolia. Mais l’autre « meisterstiche » de cette année-là, Saint Jérôme dans sa cellule, respire au contraire la paix de l’esprit. Si les deux gravures reflètent les états d’âme de Dürer, ils furent, cette année-là, particulièrement contrastés !
Au sommet de son art
En 1512, il a été nommé peintre officiel, avec titres de noblesse, de l’empereur Maximilien de Habsburg, dont il reçoit une pension. En 1515, il va d’ailleurs réaliser à sa gloire la plus grande gravure sur bois au monde, composée de 192 blocs, et jamais dépassée depuis. En 1515 également, il va quasiment inventer la toute technique de l’eau-forte.
A 43 ans, Dürer a donc réussi sur tous les plans : il se trouve au sommet de sa carrière, reconnu universellement, dégagé de tout souci matériel. C’est une période propice aux expérimentations, aux défis. C’est aussi un âge suffisamment avancé pour faire un retour sur soi-même et dégager, des connaissances accumulées, les points capitaux à transmettre. L’idée d’une oeuvre d’art totale, condensant en une seule image les différentes facettes de son savoir, ne pouvait que le séduire, à ce moment particulier de sa vie.
L’astre sidérant
En 1492, à l’age de 21 ans, la comète d’Ensisheim a représenté pour Dürer un événement certainement fondateur : pas la naissance à sa vie d’artiste, déjà confirmée ; mais du moins l’éveil de son intérêt pour les questions de philosophie naturelle (voir 1.2 Astronomie, Astrologie ).
Ouverture du 7eme sceau : L’étoile Absynthe
En 1497-98, la série de l’Apocalypse lui apportait une notoriété universelle en matière de visions célestes (voir 1.3 Ingrédients pour une Apocalypse)
Avec les deux séries majeures de la Petite Passion (1511) et de la Grande Passion (1497-1510), il a maîtrisé le sujet le plus important pour un Chrétien (voir 9.2 L’Imagerie de la Passion )
Ces expériences apportent à Melencolia son substrat et son vocabulaire graphique.
Fer et Christ
Nous avons noté que, lu de haut en bas, le deuxième alignement met en parallèle deux descentes du ciel vers la terre :
- celle du Christ, de la Nativité à la Crucifixion (les trois clous) ;
- et celle du Fer en quatre étapes, depuis l’Etoile jusqu’aux mêmes clous.
Dans ce parallèle, le Fer suit le même chemin que la Chair qu’il va torturer :
de même que le soleil est caché dans l’étoile (« latet sol il sidere »),
la Passion est cachée dans la Noël.
Evanouissement du Fer
Tel un film déroulé à l’envers, il est possible de lire dans l’autre sens, de bas en haut, la séquence du Fer : nous voyons alors trois clous qui se rassemblent en deux branches, puis en un stylet, jusqu’à exploser en un point lumineux : comme si le fer, en s’évanouissant avait strié le ciel de la gravure dans toutes les directions de l’espace.
Pour qui connait l’ascète laborieuse du graveur, contraint d’affûter son instrument en permanence, l’image de ces pointes terrestres qui se transforment en traits célestes sonne comme une métaphore personnelle : l’évanouissement du fer au profit du dessin est la pratique permanente du buriniste. L’usure du métal est aussi son usure.
Un travail herculéen
Finis Coronat Opus
Hendrick Hondius,1626
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Dans ce chef d’oeuvre qui garde encore, plus d’un siècle après, l’esprit de Melencolia I, Hondius a signé sur une plaque minuscule posée sur son coussin, en se représentant sous forme d’Hercule brandissant sa massue. A côté, les outils du travail de force du graveur : deux burins, une pointe en losange, une pierre à aiguiser.
La meule vierge
Nous avons soulignée l’aporie de la meule : vierge de toute strie, et pourtant ébréchée. Il est possible que Dürer ait vu l’analogie entre le travail épuisant du rhabilleur de meule et celui du buriniste.
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Tout comme la meule sur son axe, la plaque de cuivre tourne en permanence sur le coussin. Et de même que les rainures de la meule sont destinées à guider la farine, celles de la plaque recueillent et guident l’encre.
Travail au blanc contre travail au noir, métaphore évangélique contre métaphore prométhéenne, surface vierge contre surface diaboliquement ciselée, logique du broyage régénérateur contre logique de la pression productrice, la meule apparaît à la fois comme la jumelle et l’antithèse de la plaque.
La pointe et la meule
En suivant le même ordre d’idée, on peut voir, dans la facette du polyèdre qui jouxte immédiatement la meule, la pointe prismatique d’un burin à l’affûtage :
burin gigantesque, burin mystique, à la mesure d’un Graveur capable d‘empaumer l’arc-en-ciel.
La divine Gravure
Donc, pour un artiste savant comme Dürer, qu’est-ce qu’une météorite, sinon une pointe de fer dans le ciel ?
Et, pour un graveur profondément chrétien comme lui, qu’est-ce que la trace qu’elle laisse dans le ciel, sinon une divine Gravure ?
Le rhabilleur n’a pas eu besoin de strier la meule : car au dessus-d’elle, Dieu a strié l’Arc-en-Ciel.
L’humaine gravure
Il faut bien se représenter la technique du burin, qui exige précision et force : le graveur ne tient pas son instrument comme un crayon, il l’incline presque parallèlement à la plaque, et il le pousse de la paume, du bas de la gravure vers le haut.
En ce sens, la lutte qu’il livre au cuivre, du bas vers le haut, n’est pas une création. Mais une métaphore, une re-création laborieuse de l’oeuvre que Dieu, de haut en bas, accomplit dans le ciel en un instant.
Du signe à la signature
Sur le deuxième alignement, à chaque Fer correspond un outil d’Ecriture :
- l’enseigne tenue par la chauve-souris à côté de l’Etoile ;
- l’ardoise sous la pointe du putto ;
- le livre fermé sous le compas ;
- la signature gravée dans la pierre, près des clous.
Depuis l’Etoile, Signe de Jésus dans le ciel, la diagonale nous conduit à deux signatures ferriques :
- celle de Jésus sur la Terre : les trois clous en forme de chrisme ;
- celle de Dürer dans la gravure : tracée de la pointe du quatrième clou.
Un clou à côté des clous
Le clou isolé, placé dans le patronage des trois clous : voilà qui ressemble à une arme parlante. Ironique. Car qu’est-ce qu’un graveur, sinon une pointe prolongée d’une main ? Celui qui fait souffrir le métal, qui torture l’acier avec le grès, le cuivre avec l’acier. Et se fait souffrir lui-même, par la même occasion.
Il semble que nous assistions là à une triple identification poétique :
le Christ-Fer, le Graveur-Fer, enfin le Graveur-Christ.
De la christomanie de Dürer
On connaît l’autoportrait de Dürer en Christ bénissant. Ou son autoportait en Homme de Douleur. Aurait-il pu camoufler, dans le clou en bas de la Melencolia, une nouvelle identification christique plus discrète, la laissant à la perspicacité du spectateur ?
De nos jours, une telle intention semble alambiquée, mégolomaniaque, provocatrice. Dans une époque néoplatonicienne, elle pouvait au contraire passer pour un signe de piété. En voyant l’autoportrait en Christ bénissant, le spectateur ne pensait pas : « ce Dürer se prend pour Dieu ». Il pensait : « cet artiste se proclame à l’image de Dieu, lui-même le Premier Artiste ». De même, en remarquant le quatrième clou, il n’aurait pas crié au sacrilège, mais approuvé l’imitation de Jésus Christ.
« Artifex in opere »
Revenons à l’hymne de Pierre de Corbeil, pour un dernier paradoxe : « latet sol in sidere, oriens in vespere, artifex in opere » : « l’artisan est caché dans l’oeuvre ». Dans le contexte de Noël, il s’agit de Dieu qui se cache derrière son fils, Jésus.
Mais transposée dans le contexte de Melencolia, la formule résume en trois mots la double idée qui sous-tend l’esthétique de Dürer :
Dieu est le premier Artisan et l’Artiste, dans ses propres oeuvres,
ne fait que retrouver la trace initiale du Créateur.
Dürer dans son oeuvre
Si Dürer, second artisan, se cache dans son oeuvre, où est-il ? On l’a vu à peu près partout.
Dans l’Astre : que ce soit la météorite d’Ensisheim, ou l’étoile Absinthe de l’Apocalypse, ou celle de la Nativité qu’il a illustrée dans ses deux Passions.
Dans l’Ange, figure de l’incapacité à faire, pour ceux qui pensent que la gravure résulte d’une crise dépressive.
On l’a aussi repéré dans le putto : « Le seul élément vivant et éveillé de la gravure est la main de l’artiste , la main du putto, qui dessine sa vision avec son burin, la propre main de Dürer… » |1] Seul bémol à cette identification : le putto ne tient pas un burin, mais un « stylet » qui pourrait bien, d’ailleurs, n’être qu’un simple clou.
Un argument plus convainquant (mais jamais relevé) réside dans l’« ardoise » que tient le putto : elle ressemble furieusement, avec son manche portant un cordon en forme de huit, au petit panonceau carré sur lequel Dürer à l’habitude d’apposer sa signature : on le voit par exemple posé par terre dans le « Saint Jérôme dans sa cellule ». Le geste du putto pourrait bien être un « private joke » : le secret métaphysique qu’il est en train de consigner à l’abri de son coude n’est ni plus ni moins, que l’universellement connue signature de maître Albrecht.
En revanche personne jusqu’ici n’a revendiqué sa présence dans le chien, ni dans la chauve-souris.
Melencolia PRIMA
Dürer est donc un enfant de Saturne, mais pas un enfant maudit : un enfant prodige. Béni par la météorite de 1492, il doit tout à cette complexion mélancolique qui lui donne un accès privilégié au domaine des nombres et de la mesure.
La nuit n’est pas si noire pour un graveur qui pratique tous les jours le paradoxe de l’encrage : obscurcir, essuyer, révéler. Car au final, comme chacun sait, c’est de la noirceur que naît la lumière.
Nouvelle lecture possible pour le I de l’inscription : l’abréviation de l’adjectif Prima (première).
« MELENCOLIA PRIMA » : « La mélancolie, au début de tout ! »
Risquons une théorie qui vaut ce qu’elle vaut, mais qui a le mérite de concilier les points de vue. Dürer est dans tous les objets du deuxième alignement : il est dans la météorite, évènement fondateur ; il est dans le putto, en tant qu’apprenti malhabile ; il est dans Melencolia, artiste parvenu à cette maturité qui permet la réflexion sur les limites de l’art ; enfin, il est dans le clou, clou qui restera après lui, comme figure ironique de sa carrière.
Plutôt que l« humaine création », nous pouvons désormais donner un titre définitif à notre deuxième alignement :
« artifex in opere », ou encore « Dürer dans son oeuvre ».
Références : [1] La Philosophie occulte à l’époque élisabéthaine,Frances Yates, 1979.