Mélancolies familiales - Souvenirs d'échanges à Genève

Par Gangoueus @lareus

Crédit photo - Gangoueus


Soyons honnêtes, le thème Mélancolique Afrique m’a quelque peu surpris quand j’ai pris connaissance de la programmation du Salon Africain du livre de Genève. En effet, à prime abord, quand je passe à l’Afrique subsaharienne, je la dissocie difficilement de sa jovialité, d’une envie de vivre irrésistible, et cela malgré les tragédies multiples qui la frappe. Les auteurs qui me renvoient à cet état d’esprit sont parmi les illustres de la place francophone : Jean Bofane, Fiston Mwanza, Alain Mabanckou… Pourtant qu’est-ce qu’il y a derrière la façade de Potemkine du rire, des hauts cris, de la couleur chatoyante et aveuglante des costards congolais, dans le déploiement d’un mbalaax enfiévré ? 
Quelque chose à sonder. Mélancolie est un mot qui désigne une profonde pathologie. Hum! Mon premier article portera les textes de trois auteures : Kidi Bebey, franco-camerounaise. Flore Hazoumé, congolo-béninoise, ivoirienne d’adoption. Antoinette Tidjani Alou, jamaïcaine et nigérienne d’adoption. Il n’est pas dans mes habitudes de rappeler les origines des auteurs, mais en l’occurrence pour cette chronique, cela a un sens certain. L’entrée en matière de ce billet nous donne un point commun chez ces trois très belles plumes africaines : l’expérience de la rupture - douloureuse - et/ou de l’arrachement - dévastateur - à un moment donné de la structure familiale originelle ou choisie. Une rupture souvent produite dans la violence qui sous certaines formes nourrit une nostalgie insatiable par rapport à un ailleurs fondateur mais désormais inaccessible. Comme l’impossible retour qui va constituer une des trames fondamentales du roman de Kidi Bebey, Mon royaume pour une guitare.
Le modèle narratif. Ne détenant pas toutes les billes de l’histoire de sa famille, Kidi Bebey prend le parti de se raconter et de porter par l’écrit son regard d’enfant sur sa famille. « Chacun de mes frères et soeurs ont un regard singulier sur des événements que nous avons perçu au travers de nos âges respectifs, d’un contexte émotionnel propre… ». La fiction ouvre donc de nombreuses possibilités à l'écrivaine. Dans le processus d’écriture, s’invite un oncle disparu : Marcel Bebey Eyidi. Une  grande figure camerounaise. Un nom oublié. Un nom tabou. Un nom tû. La féroce répression du pouvoir central incarné par Ahidjo à l’endroit des sympathisants de l’UPC va réduire à néant cet intellectuel et influencer les choix et en particulier l’exil de son petit frère, Francis Bebey. Doit on parler de mélancolie ? Ce roman a été écrit pour tenter de répondre à cette impossible retour de la famille Bebey et finalement de l’accomplissement de l’artiste qui sommeille chez ce haut fonctionnaire camerounais basé en France. Au-delà de sa dimension mélancolique, ce roman intime et délicat est avant le récit de la construction d’une identité française nouvelle née du choque de la violence politique dans les anciennes colonies.
Flore Hazoumé choisit pour sa part le récit. Elle a en effet choisi la démarche de recueillir le témoignage de sa mère. Et profitant de l’érudition de la prise de parole dans la langue congolaise de cette femme mure installée en France depuis un demi-siècle, Flore choisit de retranscrire l’expérience brutale de l’arrachement et du départ forcé dans le contexte de violences politiques au Congo des indépendances et de son terrible impact sur cette famille. Le père, Paul Hazoumé est un cadre béninois qui officie dans le premier gouvernement congolais de l’Abbé Fulbert Youlou. Il est à l’étranger quand les «  Trois glorieuses » journées se déroulent au Congo Brazzaville. Une insurrection dite populaire. Il réussit l’exfiltration de sa famille. Tout cela est raconté au travers des échanges tendre entre une mère et sa fille. On observe la marginalisation de cette famille prendre corps de cette famille depuis la terre d’origine. Les rancoeurs et les jalousies congolaise s’expriment librement après la perte de pouvoir du mari venu d'ailleurs. Déchirement donc. La France est un point d’arrivée nécessaire, mais comment y trouver une place quand on ne sait ni lire ni écrire, quand on ne maîtrise pas la langue du pays d’accueil et que la personne sensée vous introduire en ce lieu disparait également. La profonde solitude de cette mère dans la France des années prend la tournure du mélancolie mortifère où la quête du pays peut prendre des tournures dramatiques. Le lecteur saluera la profonde douceur de ce dialogue entre la mère et la fille.
Enfin, que dire du projet littéraire d’Antoinette Tidjani Alou ? Une auto-fiction. C’est par ce genre qu’elle raconte la perte d’une enfant. Leïla. Une enfant bleue qui ressemble à sa fille Karima qui apparait pendant la table ronde. L’auto-fiction s’efface alors devant le récit ou mieux, l’expérience réelle. Nous reviendrons toutefois sur le terme d’auto-fiction pour dire qu’il est construit autour de ce drame avec toutes les questions imaginables que peut se poser une mère. « Que fais-je dans ce pays, le Niger, loin de la Jamaïque?  ». Le questionnement de cette femme venue des îles, ayant suivi un homme par amour au coeur d’un pays ancré dans le désert, férocement attaché à ses traditions patriarcales, nous révèle une femme qui ne se laisse pas fondre dans la masse et sous le poids des us et coutumes de la société aristocratique nigérienne. Elle questionne un pays, elle en embrasse les tares. Les mots sont forts. Mais, c’est une caractéristique des prises de parole féminine. Une parole intégrale à fleur de peau et surtout sans fioritures. 
Trois femmes, trois histoires qui nous parlent de l'Afrique, ce continent dont les violences politiques se sont exprimées avec ardeur sur ces familles, l'une camerounaise, l'autre congolaise. C'est aussi le sentiment d'impuissance de celle qui revient après la déportation de ces ancêtres et trouve sa place dans la douleur dans une société nigérienne conservatrice. Mélancoliques toutes...