En 1978, Georges Perec publia un livre délicieux et nostalgique sous le titre Je me souviens. Il comprenait 480 fragments, de quelques mots à quelques lignes, qui faisaient ressurgir, selon sa propre définition, « des petits morceaux de quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les gens d’un même âge ont vues, ont vécues, ont partagées, et qui ensuite ont disparu, ont été oubliées ; elles ne valaient pas la peine de faire partie de l’Histoire, ni de figurer dans les Mémoires des hommes d’État, des alpinistes et des monstres sacrés. » La dernière page du livre laissait le lecteur en suspens : « A suivre »…
Pour Emmanuel Venet, cet excipit semble avoir été interprété comme une invitation. Nous lui en savons gré. Cet écrivain à la plume rare, exigeante, raffinée, précise, aime se lancer des défis – et en proposer tout autant à celles et ceux qui le lisent. Avec son dernier livre, J’aurai tant aimé (J.-C. Lattès, 160 pages, 14 €), il ne nous offre pas une suite à Je me souviens, mais un complément écrit en communauté d’esprit, en complicité littéraire.
Sur la couverture, le bandeau qui annonce un « Inventaire de nos joies minuscules » ne nous trompe pas. Et ce sont (bien sûr) 480 de ces joies, quotidiennes, saisonnières, culturelles, géographiques, ludiques, tendres, à la fois très personnelles et d’une portée pratiquement universelle, qui dévalent le cours des pages.
Ces petits bonheurs nous parlent ; ils font appel à nos sens et restituent des souvenirs que nous avions rangés dans les tiroirs de nos mémoires. Ils nous en font aussi découvrir d’autres. Tour à tour, le lecteur partage les sensations exprimées par l’auteur, regrette que certaines lui aient échappé jadis, finit par se les approprier quand il ne se prend pas au jeu de les compléter par des références personnelles, par des exercices de libre association. Le dialogue s’établit. Comment ne pas penser à Mont Oriol de Maupassant après avoir lu « J’aurai tant aimé le ridicule touchant des villes d’eau, leurs hôtels de cure, leurs jardins publics trop fleuris, leurs thermes où l’ennui se fait guérisseur » ? Et pourquoi ne pas dresser une passerelle entre la Rêverie de Charles VI de Nerval (Des fleurs à cultiver, la barque d’un pêcheur. / Et de la nuit sur l’eau respirer la fraîcheur) et « J’aurai tant aimé les rivières lentes et les berges herbeuses plantées de saules pleureurs » ?
Les situations brièvement décrites, mais ciselées avec subtilité et un style élégant, témoignent d’une époque – à la manière des films de Jacques Tati – ou s’inscrivent dans notre vie contemporaine. Elles ne trahissent pas la nostalgie d’un passé idéalisé, ne soulèvent aucun nuage de poussière ; l’emploi du futur antérieur et non du conditionnel passé préserve des regrets et de leur cortège d’amertume. Suivant l’humeur, et comme dans un dictionnaire, on choisira de s’adonner à une lecture linéaire ou de papillonner de fragment en fragment, à la recherche d’une pépite parfois cruelle (« J’aurai tant aimé les faits divers, apologie en creux du bien-mourir et du bien-tuer »), parfois tendres (« J’aurai tant aimé le passage à l’heure d’été, fin mars, qui allonge les soirées et raccourcit les robes ») ou humoristiques (« J’aurai tant aimé les ouvre-bouteilles qu’on appelle De Gaulle, dont l’usage fait souvent dire « Je vous ai compris », « Aidez-moi ! » ou « Vive le Québec libre ! » »).
Ce livre est imprégné de vraie poésie – celle qui s’est depuis longtemps débarrassée de toute mièvrerie. C’est un bijou littéraire qu’il serait dommage de manquer.