C’est un leitmotiv bien connu des amateurs de sports : l’enjeu, parfois, peut prendre le pas sur le jeu. En somme, la qualité de la performance proposée compte moins que sa finalité. Pour Marvel et Ryan Coogler, réalisateur de Creed appelé à œuvrer sur ce Black Panther, les enjeux concernant ce dernier point sont sur ce plan diamétralement opposés. Pour le premier, l’absolue nécessité d’attirer un nouveau public afin d’assurer la pérennité de ses revenus et de ses entrées. Pour le second, assumer un rôle sans précédent dans l’histoire du cinéma (celui d’être le premier réalisateur afro-américain à la barre d’une superproduction hollywoodienne), respecter le canon inamovible imposé par la filiale phare de Disney, tout en rendant justice à une frange de la population sous-représentée au sein d’un océan filmique à majorité blanche très hétéronormée. Une quadrature artistique que peu de cinéastes sont à même de résoudre, et la perspective de voir un jeune réalisateur, certes propulsé sur le devant de la scène avec le spin-off de Rocky mais encore trop novice sur ce type de projets pour s’affirmer face aux désidératas du studio, ne laissait guère d’espoirs quant à la réussite de l’entreprise.
Une crainte que les premières minutes de Black Panther tendent à confirmer, embourbées dans un conformisme et un manque d’ambitions visuels déjà à l’œuvre sur ses prédécesseurs. Une constance dommageable dans le déni du spectaculaire et du grand spectacle, que leurs moyens colossaux appelleraient pourtant de leurs vœux. La profusion d’images de synthèses, de doublures numériques, et de fonds verts ne changeront rien ou trop peu à l’affaire : ainsi va la mise en scène de Black Panther. Filmée uniquement en plans serrés, au sein desquels s’affrontent quelques personnages tout au plus, l’unique séquence de bataille rangée donnera ainsi le sentiment d’être constamment étriquée, de ne jamais pouvoir donner la pleine mesure de son potentiel visuel, loin, bien loin des milliers de soldats auxquels des blockbusters bien moins nantis ont pu en leur temps proposer. À l’instar de Captain America : Civil War ou de Thor : Ragnarok, il faudra donc à nouveau se contenter de combats en duel convenus et usités, là aussi très éloignés de pionniers aussi inventifs que débridés tels que Spiderman 2 de Sam Raimi, ou Blade 2 de Guillermo Del Toro. Le Wakanda, nation africaine présentée comme la société la plus avancée de la planète technologiquement parlant, sera, lui, à peine esquissé. Quelques représentations de la capitale dans sa globalité, quelques espaces luxuriants ou la savane dans son immensité un peu écrasée, viendront étayer la thèse d’une théorie constamment évoquée par les protagonistes de l’intrigue, mais qui dans les faits et à l’écran ne sera jamais vraiment concrétisée. Un pays en plein cœur de l’Afrique dont on aurait pu attendre une représentation organique telle qu’avait pu l’offrir Avatar en 2009. En l’état, il faudra se contenter d’effets spéciaux numériques tout juste passables, à l’harmonie esthétique toute relative, dont aucune féerie ni magie qu’auraient dû convoquer pareil univers n’émanent. La machine Marvel fait sur ce plan plus que jamais son œuvre : qu’il s’agisse des frères Russo, Joss Whedon, Payton Reed, ou Ryan Coogler sur ce Black Panther, aucun n’a vraiment su outrepasser le canon plastiquement pauvre imposé depuis près d’une décennie.
Pourtant, à l’instar de Taika Waititi sur Thor : Ragnarok, de ce canevas engoncé arrive néanmoins à émerger une véritable personnalité. Une fois n’est pas coutume, si la patte du réalisateur de Creed doit être retrouvée, elle le sera dans la peinture de ses personnages principaux, tout comme dans le traitement de ses enjeux. Une rareté depuis L’Ère d’Ultron : Black Panther possède (enfin !) un fond tangible à raconter. Convoquant ouvertement le spectre de Martin Luther King et de Malcolm X dans la lutte fratricide qui mettra aux prises T’Challah, nouveau roi du Wakanda (Chadwick Boseman) et Killmonger (Michael B. Jordan), Ryan Coogler déplace l’usuelle question du bien et du mal sur le terrain idéologique, où la problématique de la place des noirs, en Occident, en Afrique, et à l’échelle du monde, tout comme celle de leur représentation au sein des sphères de pouvoir, se font motrices des idéaux des deux antagonistes. Le Wakanda doit-il utiliser ses capacités technologiques pour assurer sa propre sécurité et vivre en autarcie (refoulant au passage tout immigré), ou les mettre au service d’une diaspora discriminée, rejetée, et condamnée à la pauvreté ? Un socle narratif d’une originalité relative, pourtant suffisamment solide et rarement vu dans un blockbuster hollywoodien pour à la fois tenir la note sur la durée, et unifier par ailleurs les différents rebondissements qui ne manqueront pas d’émerger à intervalles réguliers.
Avant d’être une machine à caméos et un rouage parmi d’autres au sein du Marvelverse, Ryan Coogler s’attache à faire de Black Panther un vrai film se suffisant à lui-même. Un petit pas pour le cinéma, un grand pas pour l’univers cité. Des événements dépeints à Oakland, banlieue de San Francisco notoirement connue pour sa criminalité très élevée, en 1992 (date à laquelle eurent d’ailleurs lieu les émeutes raciales de Los Angeles), à la traque de Klaw (Andy Serkis), de l’accession de T’Challah au trône du Wakanda, au combat à mort qui l’opposera à Killmonger, Ryan Coogler mène son récit de bout-en-bout sans s’éparpiller, chaque séquence majeure, chaque personnage, trouvant une réelle utilité. Sans échapper à certains moments passablement gênants (les scènes oniriques et les flashbacks notamment), Black Panther se voit doté d’une histoire qui se tient, et ce qu’il compte raconter (rareté) ne donne pas la désagréable sensation d’être vain. Assorti d’une belle maitrise du rythme narratif, le film de Ryan Coogler se laisse suivre sans déplaisir, et ce jusqu’à la fin.
Car ne nous y trompons pas. Tout ce qu’incarne et propose Black Panther reste dénué de prises de risques et de spontanéité. Agrégat scolaire de ce que la culture populaire a pu offrir de mieux dans un registre similaire (notamment Le Roi Lion et Avatar auxquels il se réfère souvent), le film de Ryan Coogler ne se départit jamais vraiment de son cahier des charges calibré, dont les coutures et les limites se font sentir constamment. Hormis quelques accès de violence renforçant adéquatement la dangerosité de Killmonger, Black Panther se fait globalement tout aussi inoffensif que ses prédécesseurs. À ce titre, la bande-son supervisée par Kendrick Lamar ainsi que les morceaux composés par Ludwig Göransson (déjà à l’oeuvre sur Creed) sont symptomatiques de cette volonté de flatter et conforter l’audience visée : morceaux de hip-hop dans l’air du temps, notes et accords traditionnels, tribaux, savamment déférents. Pour un résultat aux airs marqués de « déjà écoutés », bien qu’à l’écoute réellement gratifiant. Autour de sa moelle plus consistante qu’attendue, tout concourt donc à faire de Black Panther un produit pieds et poings liés à son époque, se contentant au mieux de faire bien, tout en maîtrisant le moyen, ni plus, ni moins.
Dès lors, la question de savoir si Black Panther est ou non une bonne superproduction devient dans cette optique presque accessoire. Le symbole qu’il incarne, la promesse de changements qu’il porte sont en revanche des facteurs et des mérites que l’on ne peut lui enlever, à plus forte raison au regard de l’écho qu’il trouve au sein même des communautés concernées, encore et toujours stigmatisées doit-on le rappeler. Le film de Ryan Coogler, pris à froid, a donc beau n’être qu’une œuvre passable (bien qu’agréable) comme il en sort tant d’autres, son identité, sa raison d’être, et la jurisprudence qu’il représente en font un événement important, que l’on aurait tort de sous-estimer. Preuve par l’exemple que parfois, en sport comme au cinéma, la fin peut, à dessein, justifier le moyen.