Critique de Peer Gynt d’après Ibsen, vu le 10 février 2018 au Théâtre des Bouffes du Nord
Avec Helene Arntzen, Frøydis Arntzen Dale, Diego Asensio, Jerry Di Giacomo, Scott Koehler, Mireille Maalouf, Roméo Monteiro, Damien Petit, Margherita Pupulin, Pascal Reva, Augustin Ruhabura, Gen Shimaoka, Shantala Shivalingappa et Ingvar Sigurdsson, dans une mise en scène d’Irina Brook
Peer Gynt fait partie de ces spectacles qu’il m’est difficile de revoir tant je garde d’images de la version spectaculaire d’Eric Ruf, montée au Grand Palais il y a plusieurs années maintenant. Cependant, au début de la saison, pour compléter mon abonnement aux Bouffes du Nord, il me manquait un spectacle. Ne connaissant pas l’univers d’Irina Brook et curieuse de le découvrir, je me suis finalement décidée à réserver pour son Peer Gynt rock’n’roll. Sage décision.
Retrouver cet univers me donne envie de relire l’oeuvre d’Ibsen. Peer, c’est l’histoire de la recherche de soi. Qui suis-je ? Où vais-je ? Comment être heureux ? Des questions qui ne nous quitteront jamais et qu’Ibsen soulève à travers ce personnage menteur et vaurien, qui cherchera à tromper et tricher pour être quelqu’un qu’il n’est pas, alors même que la vérité et le bonheur étaient peut-être à portée de main. Peer, c’est finalement un peu chacun de nous.
Une belle surprise. C’est le sentiment qui monte en moi au sortir du spectacle. Ce n’était pas gagné : fatiguée, les paupières lourdes, j’ai un peu rouspété lorsque j’ai découvert à quelques minutes du début que le spectacle était en anglais surtitré. Pourtant dès les premières minutes, l’atmosphère m’emballe. Pas besoin d’entrer dans ce spectacle : on y est propulsé dès la première scène. Shantala Shivalingappa, respirant la pureté, s’avance lentement vers le centre de la scène et commence à chanter. Elle est hypnotisante, et le silence qui se fait alors a quelque chose de religieux. Captivante, elle nous invite à la suivre dans l’univers de Peer.
Irina Brook n’a pas craint le mélange des genres. Ainsi, son spectacle passe sans concession d’un pur moment rock’n’roll à une scène calme et enneigée aux allures nordiques. Les deux visions se complètent très bien : d’une part, la transposition un peu « agitée » évoque cette ambition de grandeur décadente qui est celle de Peer, cette recherche absurde et enivrante de laisser une trace, que le monde entier connaisse son nom, qu’il soit reconnu afin d’éviter d’avoir à se reconnaître lui-même. De l’autre, le calme appuie la solitude qui est la sienne dans ce monde des strass et des paillettes, d’où seule Solveig semble pouvoir le tirer. L’opposition des deux mondes fonctionne très bien, et l’humanité de Peer semble se dissoudre dans le premier au fil de la pièce.
Pour monter Peer Gynt, il faut un Peer. Et Irina Brook l’a trouvé. Ingvar Sigurdsson est tout simplement prodigieux. Avec ses airs d’adolescent attardé, il est un Peer turbulent et débridé, odieux et néanmoins attachant. Le comédien a l’aura nécessaire pour incarner la star du rock imaginée par Irina Brook, et il nous entraîne dans sa décadence dans un rythme effréné. Certes, on perd un peu en émotion à cause de la barrière de la langue, mais il a limité l’hémorragie en jouant autant avec son corps qu’avec les mots. Ainsi son âme transcende la scène du théâtre des Bouffes du Nord, et on est avec lui fougueusement happé par l’atmosphère enivrante qui l’entoure, soudainement frappé par le silence et l’abandon qui le déchirent, puissamment transporté dans sa folie de conquête à la fois monstrueuse et tellement humaine.
Merci Irina Brook de m’avoir rappelé qu’une transposition moderne pouvait également être belle et intelligente.