En 2017 Paris a connu un véritable printemps africain: pas moins de 25 expositions ont été dédiées au continent, depuis Art/Afrique à la fondation Vuitton jusqu’aux Forêts Natales du Quai Branly, en passant par Mali Twist à la fondation Cartier et 100% Afriques capitales à la Halle de la Villette, mais aussi les enchères d’art contemporain africain à PIASA, et l’AKKA Also Known As Africa – la foire d’Art & Design et jusqu’au thème de l’Art Paris Art Fair, l’Afrique à l’honneur, sans oublier l’Africa now aux galeries Lafayette.
1. Malick_Sidibe, AfricaTwist, Fondation Cartier, 2017
En Martinique la Fondation Clément reçoit, depuis le 21 janvier et jusqu’au 6 mai 2018, l’exposition Afriques, Artistes d’hier et d’aujourd’hui, centrée sur la collection de la Fondation Dapper, dont le Musée à Paris a fermé ses portes en juin 2017. Depuis, sa collection de plus de 2000 pièces anciennes est devenue « nomade ». Le public martiniquais beneficie donc de ce nomadisme, et peut ainsi admirer une centaine de pièces de la collection Dapper d’art africain ancien en plus d’une trentaine d’œuvres de 17 artistes contemporains, dont une partie prêtée par d’autres collectionneurs privés.
Selon Christiane Falgayrettes-Leveau, présidente de la Fondation Dapper et commissaire de l’exposition, c’est la première fois qu’une exposition de cette magnitude est montrée aux Antilles. Et il est certain que la qualité des pièces est extraordinaire : plusieurs des artistes contemporains présentés sont parmi les chouchous du marché de l’art (Chéri Samba, Soly Cissé , Toguo Bartélémy , Ousmane Sow, Omar Victor Diop,…) et parmi les pièces anciennes plusieurs sont des vrais chef d’œuvres.
2.Punu, Gabon, Masque mukuyi , Fondation Dapper, Paris, © Archives Fondation Dapper – Photo Hughes Dubois.
Une exposition à revoir plusieurs fois. D’abord par sa densité, qui ne permet pas de tout voir d’un seul coup. Ensuite, pour la découverte d’artistes contemporains dont les questionnements sont proches de nos propres artistes, comme l’exotisme, la périphéricité, les préoccupations identitaires-mémorielles ; et finalement pour l’émotion qu’on ne peut s’empêcher de ressentir devant des œuvres anciennes. Je suis impressionnée par leur beauté formelle absolue, par leur puissance aussi. Nombre de ces œuvres étaient des objets ritualistiques, devant protéger, servant de support ou étant carrément le centre d’une relation intime et robuste avec les esprits des ancêtres ou les forces de la nature.
Les objets véritablement anciens (certaines pièces datent du XIV siècle ; la plupart sont du XIX ou ne sont pas datées) ont parfois un caractère abstrait, minimaliste, épuré, profondément contemporain et sont bien la preuve que rien n’est linéaire et l’histoire encore moins. Je suis touchée par la finesse et la maitrise du travail sur bois, sur métal, sur tissu, par la profusion de détails et la densité des informations inscrites dans certaines pièces.
3. KongoVili, République du Congo, Statuette nkisi, © Archives Fondation Dapper, Photo Hughes Dubois
Absolument chacune de ces pièces émeut, questionne. Je reconnais des objets traditionnels yorubas très présents et vivaces dans ma propre culture, avec cet étonnement fait d’intimité et d’éloignement qu’on peut avoir avec l’ancestralité africaine. L’art ancien africain, n’est plus art nègre, ni primitif ni même premier. C’est de l’art tout court car s’il y a une chose que les artistes africains avaient réalisé bien avant que la question ne se pose en occident, c’est la fusion art–vie. Ces objets d’art chargés par certaines substances, sacralisés par des incantations ou des actes des personnes appropriées avaient une fonction dans la vie quotidienne, dans la destinée du groupe et de tout un chacun. Leur beauté au-delà de la forme était un moyen de tisser des liens avec les esprits, des déités ou avec sa lignée hors de laquelle l’individu n’était rien.
4. Yoruba, Nigeria, Bâton de danse oshe Shango , Fondation Dapper @Archives Fondation Dapper – Photo Hughes Dubois
Par leur capacité d’aller bien au-delà de la représentation d’une divinité ou d’une force, jusqu’à l’incarner carrément, ils imprimaient sur ceux qui les voyaient ou les manipulaient une émotion véritable. J’aime le mélange de figuration/abstraction, les formes épurées pouvant porter le détail précis des scarifications, des délicates reproductions de parures, contrastant avec une économie de moyens dans la représentation du corps. Et je trouve émouvantes les traces de substances sacrificielles, ainsi comme les marques des pertes dues à l’usage de l’objet lui-même comme une sorte de médicine (par prélèvement de matière sur l’objet)
5. Tsogho, Gabon, Figure Fondation Dapper, © Archives Fondation Dapper, Photo Hughes Dubois.
On sait maintenant qu’il existait des styles différents et on arrive même à identifier des artistes. Cependant, souvent l’objet d’art ayant une fonction religieuse (au sens premier et plus noble du terme – religare , relier à la transcendance) il devait,donc , une fois réalisé par un sculpteur, être chargé par un officiant, pour exprimer sa puissance, ou plus simplement remplir sa fonction.
J’aime le beau catalogue, très complet. Et j’ai aimé découvrir dans le salon de lecture plusieurs ouvrages édités par la Fondation Dapper dont un sur les masques de carnaval, ayant sur la couverture une œuvre de l’artiste martiniquais Hervé Beuze.
J’aime aussi le dialogue entre l’ancien et le contemporain qui s’instaure dans l’espace de monstration, en écho au dialogue déjà présent dans les œuvres contemporaines elles-mêmes.
Et enfin, j’aime l’organisation proposée par la commissaire pour les œuvres contemporaines en deux pôles : interroger l’histoire et fragments du présent.
6. Ousmane Sow sur le pont des arts, 1999. Photo web
Parmi ceux qui interrogent l’histoire, Ousmane Sow, avec un Toussaint Louverture monumental dans la veine de ses lutteurs Noubas, guerriers Masaïs et pasteurs Peuls que j’avais eu la chance de voir exposés sur le pont des arts en 1999. En mai la sculpture rejoindra la maison natale d’Ousmane Sow au Sénégal, un musée qui sera innauguré lors de la prochaine biennale de Dakar. Un autre senegalais questionne des figures historiques, Omar Victor Diop, qui reprend dans ses autoportraits des portraits de personnages historiques de la diaspora noire, en y ajoutant des détails contemporains, souvent issus du monde du sport.
7. Malala Andrialavidrazana, Figures 1838, Atlas elémentaire, 2015, Courtesy 50 Golborne, London; C-Gallery MIlano; Kehrer, Berlin
Liant histoire et identité, l’œuvre textile magnifique de Hassan Musa, replace, pleine d’humour, l’opposition du nigérien Wole Soyinka à Senghor dans le contexte de l’Indienne dévorée par un tigre de Delacroix. les oeuvres de Malala Andrialavidrazana travaillent également dans ce dialogue entre biographie et histoire, étendu dans l’espace et le temps, mélangent cartographie et archives, intime et social afin de questionner divers récits identitaires.
8. vue partielle Afriques, Artistes d’hier et d’aujourd’hui Omar Victor Diop, photo Vincent Garaud
9. Hassan Musa, Tigritude, Soyinka mordu par un tigre, 2010, Galerie Maïa Muller. (2)
Les fragments du présent ancrent les œuvres dans l’actualité, dans l’humain ou le politique. Une des œuvres que je préfère par sa facture est celle d’Omar Ba, You can see after. Huile et gouache sur carton ondulé, on dirait une tapisserie, une immense enluminure médiévale. Une tête de vautour occupe le centre du tableau, entourée de plumes peintes avec tant de délicatesse et minutie que je me suis demandée si les plumes étaient collées sur la toile, tandis que sur le premier plan, en bas de l’image, se détachent des tracés filiformes qui se révèlent être des choses et des êtres calcinés et tordus. Le titre indique le futur des populations qui suivent les politiques-vautours aux promesses belles comme des plumages.
10. Omar Ba You can see after-detail, 2014, photo WEB
L’eternnel présent de l’humain est évoqué aussi dans les aquarelles à la fois délicates et sanguinolentes de Barthélémy Toguo, où l’esquisse de corps inachevés, implorants, ou traversés de piques évoque la souffrance et la destruction,mais aussi bizarrement une sorte de pulsion de vie.
11. Barthélémy Toguo, Purificatio XXX, 2013, Galerie Lelong & co. Pohto Gerard Germain
Coup de cœur pour Joanna Choumali, et sa série Nappy ! par laquelle l’artiste dit s’être découverte elle-même, en photographiant des femmes qui portent leurs cheveux au naturel. Mais aussi pour le tableau Masque de Ransome Staley. De père nigérien et mère allemande, Ransome est né à Londres et a grandi en Allemagne proche de la Suisse. Un condensé d’identités à lui tout seul donc. J’aime ce tableau ou des figures se posent discontinues, un homme en costume et masque de zèbre portant sur sa poche un visage d’homme, semble rire tandis qu’un autre homme portant un fez donne la main à un graffiti. J’aime ce quelque chose qui se passe ici, sans bien savoir ce que c’est.
12 vue générale la Nef Fondation Clément
Devant cette grande diversité de regards, d’écritures, d’images et de démarches artistiques, toutes caractéristiques de la création contemporaine, se pose la question de l’existence d’un art africain contemporain. On peut se demander en quoi cela est spécifiquement africain. Tout comme on pourrait poser la question de l’existence d’un art caribéen et de son spécificité. On peut se dire que si quelque chose réunit ces artistes c’est bien leur besoin de déjouer, sans cesse, les attentes d’un certain exotisme fétichiste. Et que, s’ils sont tous intensément préoccupés par leur part d’identité, ils ne se laissent pas pour autant enfermer dans une niche folklorisante. Tout cela est vrai, et pourtant, je pense que c’est ici, comme pour les artistes de la Caraïbe aussi d’ailleurs, que la notion de mondialité de Glissant prend tout son sens. Toute universalité se construit dans la singularité du lieu en liens d’où elle s’énonce. Et la présence des arts anciens en face est une démonstration suffisante. Quand les arts anciens et contemporains se regardent les yeux dans les yeux on se rend compte que tout en créant avec son temps, les artistes africains contemporains dévoilent et invoquent ou sont peut être invoqués par l’ancestralité qui les a nourri. Et c’est peut être bien cela qu’on appele art africain
13. Ouattara Watts , The Woman of Magic Power, 1989 , Diptyque ,© Courtesy Galerie Boulakia