J’ai longtemps eu la naïveté de croire qu’on plaignait les victimes de violences sexuelles. Pas de plainte au sens de se lamenter sur leur sort en pleurnichant qu’elles ne vont jamais s’en remettre ; mais que les gens étaient aptes à comprendre qu’elles avaient vécu un acte grave (ce qui ne rime pas avec « traumatisant »), d’une injustice absolue et dont le seul et unique responsable était le violeur.
Jusqu’à une date récente, le seul moyen de prouver qu’on avait réellement été victime de violences sexuelles était de mourir en se défendant contre l’agresseur. Il était acquis par beaucoup, des médecins aux philosophes en passant par les écrivains (Lacassagne, Tarde, Rousseau, Cervantes…), qu’une femme seule pouvait résister à un homme seul si elle le voulait bien. L’idée persiste encore aujourd’hui. En Italie, il y a quelques années, un violeur a été acquitté au prétexte qu’on ne pouvait violer une femme en jean. Au Canada en 2014, un juge expliquait qu’il suffisait à la victime de serrer les genoux pour éviter d’être violée. Alors, dans les siècles passés, les blessures faisaient office de preuve mais elles avaient intérêt à être impressionnantes, voire invalidantes. Le mieux était évidemment la mort de la victime qui prouvait de manière indubitable qu’en aucun cas elle n’avait voulu ce fameux viol. La littérature regorge de femmes glorifiées pour s’être défendues jusqu’à la mort et en 1950 la toute jeune Marie Goretti est canonisée après avoir été tuée par l’homme qui voulait la violer et à qui elle résistait. Je me suis toujours demandée ce que la papauté récompensait par cette canonisation ; et si ce n’était pas quand même un peu le fait d’être restée "pure", parce qu’on le sait bien, le viol souille, parait-il. Mieux vaut la mort que la souillure, dit-on.
C’est une idée que je n’ai jamais comprise (même si évidemment je ne juge ici pas un seul instant les victimes qui se sentent salies). La comparaison va faire hurler mais imaginez que vous marchez dans une crotte de chien. Votre chaussure sera souillée parce que dans notre société, un excrément est culturellement considéré comme quelque chose de sale, de puant et qui nous salit si on le touche. Dans le cas du viol c’est beaucoup plus compliqué. Le viol est généralement pratiqué avec un pénis (ou quelque chose en faisant substitut), organe hautement valorisé dans nos sociétés et ne peut donc jamais être considéré comme quelque chose de salissant, qui souille celle ou celui qui le subit. Alors le viol est considéré comme une souillure pour la victime mais sans jamais nommer le pénis comme le responsable de cette souillure. Les victimes s’auto-souilleraient on ne sait pas trop comment mais certainement pas avec le sacrosaint pénis qui les a violés. Profitons-en quand même pour également souligner que c’est quand même formidable cette capacité qu’ont les femmes à se souiller. On baise ("trop") ? On se souille. On est violé ? on se souille. Constatons d’ailleurs que viol ou sexe consenti, cela ne fait pas trop de différence, les femmes sont considérées autant souillées par l’un que par l’autre. On met des vêtements sexy ? On se souille. (et on souille l’ensemble des autres femmes tant qu’on y est par une sorte de capillarité féminine de la souillure). On pose nue ? On se souille. Les hommes (hétérosexuels n’exagérons pas non plus) échappent à tout cela avec une capacité d’autowash qu’aucune femme ne possédera jamais. Un homme peut baiser la terre entière ; son pénis sera considéré aussi frais qu’au premier jour. Il peut avoir violé des dizaines de femmes c’est encore elles qu’on considérera comme souillées sans jamais admettre que donc c’est bien lui la salissure. Les hommes restent propres, nets et frais alors que les femmes, fragiles comme des morceaux de coton, sont salies à la moindre occasion. C'est bien pour cela qu'il faut les préserver, les enfermer dans des boîtes comme les plus vieux mettaient le service d'argenterie offert au mariage dans de l'alu pour éviter qu'il ne noircisse.
J’ai longtemps pensé que nous avions dépassé ce stade, qu’une victime de viol était davantage vue comme une victime que comme une fautive, une coupable, une salissure, une faute. J’ai croisé des victimes de tout âge, tout genre, toute couleur, toute religion, toute condition sociale. Je ne crois pas en avoir rencontré une seule qui n’a pas rencontré une réprobation quelconque à un moment donné. Le fait est que nous en voulons aux victimes de viol qui dérangent nos vies ordonnées. Nous avons fini par à peu près admettre qu’il y a quand même beaucoup de viols. Cela fait désordre parce que logiquement, sauf à considérer que les violeurs possèdent une endurance peu commune, s’il y a beaucoup de violé-es, il y a beaucoup de violeurs. Nous aimons à croire à un monde ordonné. Les choses bonnes arrivent aux gens bons et les mauvaises choses aux mauvaises personnes. Alors on se rassure comme on peut. Une victime de viol a du forcément faire quelque chose pour être violée parce que si ca n’était pas le cas, cela pourrait arriver à tout le monde, moi compris. Qu’est ce que cela serait ce monde où les gens qui se comportent bien ne sont pas récompensés ? Qu’est ce que cela serait ce monde où il arrive des saloperies y compris aux gens qui se tiennent bien ? C’est difficile d’en vouloir aux violeurs parce qu’on les connait peu au fond. On en a une très vague image - une sorte de Francis Heaulme décliné à l’infini – et lorsque le violeur sort de ce cadre (dans environ 99.99% des cas), alors notre monde s’écroule et il faut bien trouver une justification pour conserver un monde qui tourne à peu près rond, à peu près juste où les gens sympas ne vivent que des choses sympas et où seuls les salauds sont punis.
Et on ne pardonne pas aux victimes de détruire l’ordonnance de ce monde. On ne leur pardonne pas de dire, on ne leur pardonne pas de ne pas avoir été violée par un monstre, on ne leur pardonne pas de n’être pas parfaite, on ne leur pardonne pas d’être en vie. Une victime de viol morte en se défendant c’est parfait. Béatification assurée par la vox populi. Si vous étiez une sainte avant, vous serez élevée au rang de Vierge. Si vous étiez une putain (oui il n’y a pas beaucoup d’options pour les femmes je sais bien), vous redeviendrez une sainte. Votre mort vous lavera de vos péchés antérieurs et le monde redeviendra cette flaque lisse où les victimes de viol ne parlent pas.
J’aimerais dire qu’il y a des bons viols. Des viols où la victime ne va pas être rendue coupable de ce qu’elle a vécu. Des viols où on lui offrira du soutien si elle en demande et en tout cas, jamais aucune culpabilisation. Et puis Lydia Gouardo, violée par son père pendant des années dont une partie des voisins disait qu’elle « devait aimer ca ». Et puis Natasha Kampush. Enlevée, torturée, violée, affamée pendant dix ans et dont beaucoup ont dit qu’elle devait aimer ca, elle aussi. C'est fou la capacité qu'ont les gens à penser que les femmes adorent les actes de torture et de barbarie. Et puis Shawn Hornbeck, enlevé et violé pendant des années et dont un présentateur américain vedette (depuis viré pour harcèlement sexuel, la vie n’est-elle pas merveilleuse), a dit qu’il avait quand même une vie plutôt sympa avec son agresseur parce qu’il n’allait pas à l’école. Je prends ces trois exemples qui touchent des enfants parce qu’ils sont extrêmement caractéristiques de notre rapport aux victimes de viol, y compris les plus fragiles. La vision d’un monde où on viole ce qui représente, à nos yeux, l’innocence, est si insupportable que nous cherchons à la salir (on y revient) pour se dire, encore une fois, qu’il doit y avoir quelque chose de logique là dedans. Que ces victimes devaient avoir fait quelque chose pour être violées, sinon ca serait vraiment trop insupportable. Nous en sommes encore au stade où la personne victime de violences sexuelles provoque davantage de colère que le violeur. Sa parole, parce qu’elle défait le merveilleux monde que nous avions construit, reste insupportable. On a beaucoup parlé de la libération de la parole, ce qui est une nouvelle fois faire porter la charge du changement aux victimes. Passons, peut-être à la libération de l’écoute.
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