José Mauro de Vasconcelos, Rosinha mon canoë, 1969.
Au début, j'ai entamé la lecture de ce bouquin récupéré par hasard pour le tester quant à l'âge des lecteurs auxquels il est destiné. J'ignore pourquoi, peut-être le titre, ou la photo de la couverture (certainement pas choisie par l'auteur mais plutôt par l'éditeur de la traduction française), mais je l'ai d'abord pressenti comme étant un livre pour enfant. C'est avec ce présupposé que j'ai lu les premières pages au fil desquelles, en effet, on se croirait dans un conte. En pleine forêt amazonienne, au Brésil, la jungle, les arbres, l'omniprésence des animaux, ces deux derniers groupes placés au même plan que les hommes. Le cycle de la vie, la faune et la flore comme personnages prépondérants de la peinture et pas seulement en tant que paysage. Et puis Ze Oroco qui mène sa barque le long du fleuve dans un mouvement continu qui n'a ni début ni fin, qui converse avec les indiens, qui véhicule des tas d'histoires sur les gens des deux rives, les villages, les indigènes. Le temps semble s'être arrêté, ou du moins s'écouler tellement lentement que l'on a tout le loisir de laisser parler les légendes et les contes. Seulement, ces histoires du fleuve, c'est le canoë de Ze Oroco qui les lui susurre à l'oreille. Oui, la barque parle. Entre eux se tissent d'interminables conversations autour du feu, sur la plage. Joli tableau, n'est-ce pas ?
Je comprends rapidement que nous ne nous trouvons pas au cœur d'un livre pour enfant mais bel et bien entre les pages magistrales d'une œuvre du réalisme magique latino-américain, ce courant littéraire qui a connu de belles heures à la moitié du XXème siècle. Pas besoin de plus d'indices pour identifier ce concept inimitable que ce long passage conté dans lequel les arbres conversent. De la naissance jusqu'à la mort, on observe les végétaux à la loupe ou, plutôt, on est plongé dans leur monde, on entend leur point de vue sur les caprices du fleuve, la vie, la souffrance, la joie, le rythme des saisons. Ce monde enchanté transmet également un message : celui de la nécessité de protéger la nature, d'en prendre soin comme s'il s'agissait de nous-mêmes, de respecter sa diversité et son temps qui n'est pas celui des hommes. Les hommes qui se divisent en deux catégories : ceux qui s'intègrent dans la biodiversité sans en impacter le fonctionnement millénaire et ceux qui en perturbent le fonctionnement dans le seul but d'en tirer un profit. Tueurs de crocodiles, abatteurs d'arbres s'opposent à quelqu'un comme Ze Oroco qui serait le chantre de ce monde merveilleux et harmonieux pourtant sur le fil, harcelé par la modernité et l'ignorance.
Le personnage qui incarne cette menace, c'est le docteur. Blanc venu de la grande ville, il apporte tout autant son savoir médical pour soigner la population du village qu'un état d'esprit opposé à celui que nous venons de décrire précédemment. Il veut absolument rencontrer Ze Oroco, dans le but de l'emmener avec lui en ville et de le faire interner dans une structure psychiatrique afin de guérir sa tendance à entendre des voix. A ce moment du récit, définitivement, on entre dans la tragédie. A l'hôpital, Ze Oroco devient fou. Car, à nos yeux déjà séduits par son mode de vie proche de la nature et sensibilisés aux beautés et aux richesses de celle-ci, ce sont les blancs, les malades. Eux qui vivent dans le béton, qui refusent toute interaction avec le vivant, qui s'obstinent à enfermer le protagoniste dans une logique matérialiste qui exclut toute relation avec le langage des arbres et des animaux. A chaque fois que la forêt se manifeste à lui, Ze Oroco subit les pires tortures de la part de ses geôliers. Au bout de trois ans, il est enfin libéré, mais tout en lui et autour de lui a changé. La situation de la forêt et de ses hôtes s'est dégradée. Les hommes sont devenus plus avides de profit et ont perdu le sens de la communion avec les plantes et les oiseaux telle qu'elle existait auparavant. Ze Oroco lui-même est un être blessé, quelqu'un qui a lu dans le futur et qui sait ce que le monde va devenir s'il suit cette marche vers la négation des cycles naturels. Comment alors reprendre sa vie d'avant ? Pourtant, un chemin, un espoir restent possibles...
Le roman de Vasconcelos est aussi dense que l'Amazonie et offre plusieurs lectures simultanées. On peut simplement y voir un conte, ou aller plus loin et y lire un conte philosophique sur l'homme, sa personnalité, son fonctionnement et sa relation avec la nature au fil du temps, son rapport à la modernité et au progrès. Au-delà du conte, on peut aussi interpréter ces pages comme un plaidoyer en faveur d'une vie plus naturelle, une accusation de notre mode de fonctionnement contemporain matérialiste. En somme, ce peut être aussi un roman engagé, militant. Enfin, l'auteur nous permet de lire un magnifique exemple littéraire du réalisme magique latino-américain et nous fait même pressentir quelque chose comme un manifeste, notamment dans l'opposition entre la première partie, poétique, correspondant parfaitement aux canons du réel merveilleux, et la seconde, dans laquelle tout ce qui fait référence à ce style est nié et asphyxié par la douche froide et violente de l'hôpital psychiatrique plaçant la raison au-dessus de tout. Si la lecture nous interpelle et prend tout son sens, nous aiguise les sens et la réflexion, c'est que les descriptions, sensorielles, oniriques, poétiques et ancrées dans une réalité locale populaire, humble, marquée par la pauvreté, sont une démonstration magistrale de ce qu'est le réalisme magique latino-américain.
Alors non, cette fable ne convient sans doute pas à des petits, mais très rapidement, comme une antidote à la société que l'on veut nous imposer, il faut la placer entre leurs mains. Parce que l'avenir, c'est eux. Pour ne pas qu'une fois adultes ils se disent que c'est trop tard.