Dans ces colonnes, je rends souvent compte des essais les plus sérieux publiés sur Gustave Courbet ; aujourd’hui, par exception, j’évoquerai le livre de Johan de la Monneraye, La Face cachée de L’Origine du monde (114 pages, fichier pdf disponible gratuitement en suivant ce lien). Cet ouvrage reste assez difficile à définir. Ce n’est pas un roman, bien que la fiction et l’imagination, voire le fantastique y tiennent une certaine part. Ce n’est pas non plus un essai puisqu’au doute qui accompagne le raisonnement scientifique, l’auteur substitue une suite d’affirmations péremptoires qui, pour peu que l’on prenne le temps de les vérifier, tournent vite – le sujet y aurait-il invité ? – à la pantalonnade quand ce n’est pas à la déculottée. Nous avons plutôt ici affaire à un récit.
Johan de la Monneraye est l’heureux propriétaire d’un portrait de femme dont il veut non seulement qu’il ait été peint par Courbet, mais surtout qu’il constitue la « tête » du célèbre tableau du maître, L’Origine du monde. En 2013, l’hebdomadaire Paris-Match en avait tiré un « scoop ». Courbet y était supposé avoir peint un tableau scandaleux de grand format représentant une femme nue allongée, jambes et bras écartés, dans une pose orgasmique, un perroquet lui tenant compagnie. L’auteur intitule arbitrairement ce prétendu tableau L’Extase. La composition reconstituée par l’auteur à partir de son seul portrait et de L’Origine du monde, était purement fictive et surtout d’une esthétique douteuse et vulgaire que Courbet n’aurait guère pu imaginer. Ce prétendu grand tableau impossible à exposer, invendable, aurait alors, selon lui, été découpé par le peintre qui en aurait tiré plusieurs petites toiles, dont le visage qui lui appartient et celle conservée au musée d’Orsay…
L’affaire, au départ prise au sérieux par la presse, tourna court. A l’invitation des journalistes, j’intervins, dès le jour de la publication de l’article, sur les radios et dans les journaux, pour souligner un obstacle majeur : les deux toiles ne se raccordaient pas d’un point de vue anatomique, puisque l’épaule gauche du modèle du portrait était clairement plus haute que la droite, tandis que le corps de L’Origine du monde présentait des caractéristiques rigoureusement inverses. Plus tard, le musée d’Orsay publia un communiqué repoussant également l’hypothèse développée dans l’hebdomadaire. En 2014, dans le catalogue de l’exposition « Cet obscur objet de désirs, autour de L’Origine du monde » organisée au musée Gustave Courbet d’Ornans, un article du Centre de recherche et de restauration des musées de France ajoutait, après examen, que les bords de L’Origine n’étaient pas peints, ce qui prouvait que ce tableau n’avait pu être issu d’un découpage et qu’il était autonome.
Pour l’auteur, ces arguments n’avaient aucune valeur. Son livre développe donc une théorie complotiste, comme tel est souvent le cas de titres incluant l’expression « face cachée », étayée (si l’on peut dire) par une série de signes cryptés que plusieurs œuvres recèleraient et un secret qui se serait transmis de propriétaires en propriétaires, jusqu’au musée d’Orsay, institution où se dissimulerait le centre du complot ! Son scénario se situe donc à mi-chemin entre Le Da Vinci Code et les « Illuminati » d’Anges et Démons, malheureusement sans la plume de Dan Brown. On prendra donc la teneur du livre avec une infinie prudence. Car le contenu qu’il propose, sous couvert d’annoncer des «révélations» sensationnelles, offre surtout un florilège d’interprétations tendancieuses de textes de l’époque ou plus récents, d’affabulations, voire d’hallucinations visuelles et de pensée magique, le tout assorti d’affirmations selon lesquelles lui seul détient ici la «vérité vraie». Tout ce dispositif ne répond qu’à une unique motivation : faire croire en sa théorie. Il est de coutume qu’une hypothèse tienne compte de la réalité pour s’établir, ici, c’est à la réalité de s’adapter pour que l’hypothèse de départ ait un sens.
J’aborderai, dans la cinquième édition augmentée de mon essai sur L’Origine du monde à paraître à la fin de cette année, les nombreux arguments contestable développés dans ce livre. Je me limiterai donc ici à mettre en lumière quelques fables abusivement présentées comme des « preuves irréfutables ».
Les deux premières reposent sur ce que l’on pourrait penser des hallucinations visuelles de l’auteur. La première (pp. 17 et 18) concerne une célèbre caricature de Courbet par Léonce Petit publiée en « Une » du journal satirique Le Hanneton du 13 juin 1867. Le peintre y est dessiné entouré de plusieurs toiles facilement identifiables (La Femme au perroquet, La Remise de chevreuils, Les Demoiselles de village…). Une autre représente une grande feuille de vigne symbolisant L’Origine du monde. Au-dessus de la tête de Courbet, se trouve un autre tableau dans lequel l’auteur voit : « Une Femme très chevelue, les bras écartés vers le ciel, accompagnée sur sa gauche d’un perroquet. » Il s’agirait d’une allusion codée issue de la complicité de Courbet et de Petit, destinée à rappeler le prétendu grand tableau, affirme l’auteur… Or, comme on peut le constater ci-dessous, le dessin ne montre qu’un innocent paysage peuplé d’arbres dont le feuillage n’abrite ni femme, ni perroquet.
La seconde hallucination visuelle (pp. 37 et 38) se rapporte au portrait de Cézanne par Camille Pissarro exposé à la National Gallery de Londres. A l’arrière-plan, sur la droite, on retrouve la caricature du Hanneton, ce qui n’a rien de surprenant puisque Cézanne admirait Courbet. Mais, selon Johan de la Monneraye, Pissarro, au lieu de la feuille de vigne, aurait peint « l’arrière-train d’un éléphant bleu, un perroquet au-dessus du fessier et une paire de ciseaux entre les deux. » On ne sait pas trop ce que vient faire cet éléphant (que l’on attendait rose, pour le moins), mais le perroquet serait un rappel du prétendu grand tableau initial et les ciseaux une allusion à son découpage, bref, un « message codé uniquement compréhensible que par de rares initiés », soutient l’auteur. Une fois la phase de fou-rire estompée, le lecteur pourra se rendre sur le site de la National Gallery qui présente une photo du portrait de Cézanne. En zoomant sur la feuille de vigne, il verra le détail ci-dessous. Point d’éléphant, point de perroquet ni autres animaux d’une ménagerie imaginaire, pas de ciseaux non plus. Juste une feuille de vigne peinte « de chic », en quelques coups de brosse rapides, et une légère trace de salissure (ou une petite craquelure) sur la droite de la tige, qui n’a guère à voir avec des ciseaux. A défaut d’être des initiés, nous sommes surtout les témoins d’un naufrage.
Ces deux « erreurs d’interprétation », au-delà de leur effet comique ou consternant, ruinent une grande partie de la « construction intellectuelle » de l’auteur qui repose notamment sur ce qu’il avait cru voir dans la caricature de Petit et la toile de Pissarro.
Les deux autres fables auxquelles je me limiterai ne sont plus visuelles. La première est une interprétation d’un texte qui figure dans l’essai d’Elisabeth Roudinesco Lacan, envers et contre tout. Evoquant les mystiques, l’historienne de la psychanalyse y utilise le mot « extase » ; or, Lacan ayant été le propriétaire de L’Origine du monde, cela suffit à Johan de la Monneraye pour établir un lien avec le prétendu grand tableau, auquel il a arbitrairement donné le nom d’Extase et dont la tête qui lui appartient serait issue. Le raisonnement est un peu court, et même beaucoup. On trouve encore dans cette section du livre cette perle assez étonnante : « Elisabeth Roudinesco tissa avec son confrère une relation de confiance suffisante pour devenir son unique biographe. » Avec les 40 ans qui les séparent, peut-on qualifier Jacques Lacan de « confrère » d’Elisabeth Roudinesco ? « Maître », sans doute, mais « confrère » traduit une totale méconnaissance du sujet ; quant à l’idée que suggèrerait cette phrase, suivant laquelle Lacan aurait, en quelque sorte, adoubé l’historienne unique biographe, reconnaissons qu’elle aurait pris tout son temps pour matérialiser cette « relation de confiance », son monumental Jacques Lacan ayant été publié douze ans après la mort du psychanalyste…
La dernière fable est encore plus préoccupante et ne fait plus rire du tout, car elle témoigne de la conception que se fait l’auteur de la déontologie. Dans une section technique, Johan de la Monneraye développe une théorie suivant laquelle les bords de L’Origine du monde fixés sur le châssis auraient été peints. En conséquence, il accuse sans beaucoup de précautions le musée d’Orsay d’avoir sciemment commandité une « mutilation physique radicale » et « criminelle » (p. 95) de la toile dont il assure la conservation, dans le but de faire disparaître toute trace de peinture qui aurait prouvé un découpage à partir d’un plus grand tableau. On ignore quel aurait été l’intérêt du musée, mais quelle importance, puisqu’il faut bien un complot. Pour donner à cette idée ridicule une caution sérieuse, l’auteur pense sortir de son chapeau un « témoignage irrécusable ». Il s’agit de celui de « Philippe Rouillac (Commissaire-priseur et expert auprès de la Cour d’Appel) qui a eu le tableau dans ses mains et a pu l’examiner, [et] a constaté que la toile peinte se prolongeait sur les bords, et passait même sur l’arrière du châssis. » Rien de moins. Or, le choix de Johan de la Monneraye quant à son témoin se révèle ici particulièrement malheureux. Il se trouve en effet que Philippe Rouillac est un ami ; nous nous sommes même rencontrés pour la première fois en 2006 alors que nous donnions une conférence commune sur – le sort est parfois ironique – L’Origine du monde ! Lorsque je lui fis part de la citation qui le mettait en cause, il opposa le démenti le plus formel : non seulement il n’avait jamais tenu ces propos, mais encore à quel titre aurait-il eu ce tableau entre les mains ?
Est-il besoin d’apporter d’autres démonstrations du piètre crédit que l’on peut accorder à ce livre ? Dans cette affaire, ce qui me peine le plus, ce ne sont pas les postures ou impostures de l’auteur – qui n’hésite pourtant pas à émailler son texte de leçons de morale dirigées contre ceux qui ne partagent pas sa thèse. A son endroit, le mot de Chamfort s’impose : « Prendre les gens pour ce qu’ils sont et les laisser pour ce qu’ils ne sont pas. » Je pense plutôt à Jean-Jacques Fernier, qui fut le conservateur de l’ancien musée Courbet d’Ornans et actuel vice-président de l’Institut Courbet. J’ai beaucoup d’amitié et de respect pour lui. Sur le portrait de Johan de la Monneraye, nous nous sommes opposés en 2013, ce qui relève du débat d’opinion le plus normal. En revanche, utiliser en préface d’un livre publié en 2018 un texte qu’il écrivit en septembre 2013 relève du mauvais coup. Car je ne puis croire qu’il aurait accepté, après avoir lu cet ouvrage, de lui apporter sa caution tant les arguments qui y sont développés se révèlent fantaisistes. Finalement, ce récit, La Face cachée de l’Origine du monde, pourrait gagner à être rebaptisé ; La Farce cachée lui conviendrait sans doute davantage.