" - Je ne tomberai pas dans le lieu commun qui consiste à dire qu'il est facile de critiquer de l'extérieur, dit Fito. On œuvre pour obtenir des résultats et, en dernière instance, c'est la seule chose qui compte. Les résultats. Ce qui se passe dans les cuisines n'intéresse personne. Je voulais juste dire ceci : les résultats ne sont pas seulement ceux qui se voient, ceux que l'on peut comptabiliser. Il y a aussi ceux que l'on ne voit pas. Suis-je assez clair ?
- Pas vraiment.
- Je parle de ce qui n'a pas lieu. Des choses qui auraient pu avoir lieu mais qui n'ont pas eu lieu. Ce que l'on empêche est aussi important que ce que l'on fait, au pouvoir comme dans l'opposition. Le travail d'endiguement. Dans ce pays, il y a beaucoup de forces contraires. C'est pareil dans tous les pays, mais c'est probablement plus grave chez nous. La transition est encore récente et beaucoup de questions n'ont pas été résolues. La bataille n'est pas gagnée. Je ne parle pas de la bataille décisive, mais de la bataille de la normalité. Chaque jour qui passe sans coup d'État ou sans menace de crise est une victoire, comme l'est chaque journal qui exprime librement une opinion sans être fermé par ordre du gouvernement : chaque prévenu qui exerce ses garanties légales... Enfin, des choses que nous donnons aujourd'hui pour acquises, des choses qui nous permettent de vivre en oubliant le passé...
- En oubliant le passé ? Comment pourrons-nous l'oublier si on nous le rappelle à chaque instant ? À la moindre contrariété, vous nous sortez le Caudillo du placard, et hop ! Pour un oui et pour un non.
- Nous vivons une trêve. D'un côté la droite récalcitrante, dans l'attente d'une occasion propice ; de l'autre le nationalisme réactionnaire, toujours prêt à jouer les victimes, déguisé en progressisme et en révolte. Regardez le Pays Basque, ou ici même, dans les secteurs les plus radicaux du catalanisme : un tas de skinheads bénis par l'Église.
- Il ne faut pas exagérer, dit Toni.
Par son ton et son attitude, on voyait qu'il n'intervenait pas pour porter la contradiction mais pour calmer les esprits. Pourtant, tous les regards convergèrent vers lui et il dut donner des explications.
- Je ne dis pas que c'est vrai ou que ça ne l'est pas. Je revendiquais seulement le droit d'être au-dessus de tout ça. C'est ma position : je suis un gay. J'ai un travail qui me plaît, et je tâche de mener ma vie sans déranger personne. Je paye mes impôts. En râlant, mais enfin je les paye, avec l'espoir qu'ils seront bien utilisés. Je n'aime pas l'idée que mes impôts servent à acheter des armes et à entretenir une armée qui nous encadre au lieu de nous défendre, et une police qui, si elle le pouvait, me passerait à tabac parce que je suis homo, mais je me résigne. Je ne proteste pas non plus parce qu'une partie de l'argent que j'ai gagné peut aller dans les poches de quelques politiciens ripous ou financer la bureaucratie de partis dont je n'ai absolument pas besoin. Je demande juste que, en plus, il y ait davantage d'écoles et d'hôpitaux, et que, si un jour je tombe malade, je ne me retrouve pas à la rue. Mais toute ma vie ne tourne pas autour de ça. Je vis en pensant à mes affaires, aux choses qui me concernent directement. Je ne suis peut-être pas un citoyen exemplaire. tant pis. Je me contente de ne pas être un citoyen ennuyeux. L'ennui me préoccupe beaucoup. Ce pays a perdu le sens de l'humour et la joie de vivre. Nous nous ennuyons et nous ennuyons les autres. La presse est ennuyeuse, la télévision est ennuyeuse, et les conversations, avec tout le respect que je vous dois, sont débiles. Et ne parlons pas du discours politique....
Les femmes l'écoutaient avec un sourire complice. Les hommes avec un sourire hargneux. Il éclata de rire.
- J'ai trop parlé. Je ne suis pas seulement une folle, je suis une pie. J'espère ne pas vous avoir blessés.
- Non, non, bien au contraire, dit Raurell.
Mauricio ne dit rien mais, intérieurement, c'était vrai qu'il, se sentait blessé. Cette profession de foi apparemment sincère, débitée sur un ton théâtral et accompagnée de gestes doucereux, lui paraissait être une façon déguisée d'exprimer le plus grand mépris pour l'opinion des autres sans prendre le risque d'être contredit. Ce genre de tirades n'amuse que les femmes, pensait-il.
Le dîner avançait à un bon rythme. La direction de l'établissement tenait à liquider le plus rapidement possible cette partie de la soirée afin de fermer la cuisine et de réduire le personnel de service.
À une table éloignée, un invité proposa d'une voix forte de porter un toast aux nouveaux époux. Ceux-ci se mirent debout et levèrent leurs verres. Un chœur burlesque exigea qu'ils s'embrassent et, quand ils l'eurent fait, ce fut une tempête d'applaudissements, de vivats et de sifflets..."
Eduardo Mendoza : extrait de " Mauricio ou les élections sentimentales", Seuil 2007 http://Photo credit: fundacioncajasol on VisualHunt / CC BY-NC-ND