En 2017, Sotheby’s exposait à la galerie Charpentier à Paris quelques 60 pièces de Diego GIACOMETTI (1902-1985), pendant une semaine. Que l’on s’entende, il ne s’agissait pas d’une banale exposition d’œuvres mises en vente, afin que les acheteurs puissent véritablement se confronter aux oeuvres avant d’éventuellement enchérir dessus le lendemain. Non, rien n’était à vendre dans ce « Monde fantastique de Diego Giacometti », première exposition du sculpteur dans la capitale française depuis celle du Musée des Arts Décoratifs en 1986. Car Sotheby’s, qui avait fait appel à des prêteurs privés, s’était même payé le luxe d’une scénographie centrée sur le bestiaire de l’artiste et d’éditer un catalogue de 90 pages. Les moyens déployés sont ceux d’un musée…
Les maisons de ventes opèrent une grande mutation depuis quelques années et évoluent là où on ne les attendait pas. Sur le Net d’abord, avec le développement des ventes « live » et « en ligne » et des ventes spécialisées (Streetart, BD…) pour répondre aux habitudes de consommation des nouveaux acheteurs. Or, si l’achat online est indispensable à notre époque, le marché a besoin d’autres leviers pour stimuler l’achat d’une œuvre d’art. Les commissaires priseurs mettent donc en place de nouveaux modèles économiques pour remettre le « off-line » et le contact physique au cœur de leur métier et, pour cela, ils s’inspirent des institutions culturelles.
Les relations entre les musées et le marché se sont densifiées. Les musées font de plus en plus régulièrement appel aux galeries et aux collectionneurs pour financer certains projets d’exposition ou de production d’œuvres, dans leur intérêt mutuel, les uns à la recherche de financement, les autres en quête de visibilité institutionnelle. On a vu aussi des institutions publiques consacrer des expositions à des galeristes, par exemple le Tripostal de Lille avec Saatchi puis Emmanuel Perrotin. Les frontières traditionnelles entre monde culturel institutionnel et marché de l’art deviennent de plus en plus poreuses. Les personnes et les savoirs se complètent au gré des nominations, qui ne sont plus aussi exclusives qu’autrefois : en 2014, les musées du Qatar appellaient Guy Bennett à la tête des collections et acquisitions, après 13 ans passés chez Christie’s. Guillaume Cerutti lui, rejoint Sotheby’s en 2007, puis Christie’s en 2016. Il avait été précédemment directeur général du Centre Pompidou et avait participé à l’élaboration de la loi Aillagon de 2003 sur le mécénat et les fondations.
Museums and corporate collections
Dans les pays anglo-saxons, où les relations entre les musées et le marché de l’art sont beaucoup plus décomplexées qu’en France, des sociétés de vente, au premier rang desquelles Christie’s comme Sotheby’s, proposent toute une panoplie de compétences et d’expertises. Ces départements « Museums and corporate collections » proposent des aides au fundraising, des mises en relation avec des collectionneurs privés ou d’ouvrir leurs archives aux conservateurs-chercheurs. Dans le but avoué, certes, que des œuvres de musées soient vendues chez eux. Le MoMA de New-York est par exemple un régulier des ventes aux enchères, utilisant ces fonds pour financer de nouvelles acquisitions. En janvier 2018, pas moins de deux ventes chez Christie’s étaient consacrées à la dispersion de photographies de Garry Winogrand et Bill Brandt, provenant des collections du musée new-yorkais. Rien de ce genre sur le territoire français par exemple, puisque les collections publiques sont inaliénables, les musées ne peuvent donc rien vendre. Ceci dit, en France, la loi Aillagon a incité musées et marchands à se rapprocher : souvent, la vente de grandes collections privées donne lieu, grâce à cette étroite collaboration, à des donations importantes comme lors de la vente de la collection Christopher Forbes consacrée à Napoléon III chez Osenat à Fontainebleau en mars 2016.
Les Maisons de ventes exposent
Ces partenariats réguliers ont permis une vraie perméabilité entre marché de l’art et institutions culturelles. Les uns apprennent des autres. Dans le cadre de leur adaptation au nouveau marché de l’art, les sociétés de vente utilisent de plus en plus des techniques muséales. La globalisation aidant, les plus grandes maisons de vente – Christie’s et Sotheby’s – organisent de plus en plus de présentations itinérantes de leurs lots phares.
C’est ainsi que le fameux Salvator Mundi de LEONARDO DA VINCI (1452-1519) a voyagé à Hong Kong, Londres, New York et San Francisco aux frais de Christie’s avant sa mise en vente le 15 novembre 2017. Le public asiatique est encore le premier à profiter à Hong Kong des chefs-d’œuvre de la Collection Rockfeller, dont la mise en vente est prévue pour le printemps 2018. La logistique, les assurances, la scénographie et le marketing ont bien sûr un coût mais il est assumé, c’est le prix a payer pour attirer les plus riches collectionneurs du monde entier.
Mais les opérateurs de ventes volontaires n’empruntent pas que les expositions itinérantes au musée, ils ont également adopté le principe de la Carte blanche. De la même manière que le musée Guimet accueillait par exemple tout récemment l’artiste indienne Jayashree CHAKRAVARTY (1956) afin qu’elle fasse siens l’espace et les collections du musée, les commissaires-priseurs font appel à des guest-stars. Ce sont des vacations pour lesquelles des personnalités sont conviées à intervenir, pour opérer une sélection de quelques lots dans une vente, ou, dans le cas de vente « curated » sont même à l’origine de la vente : sélection, scénographie, montage du catalogue.
En France, pour réveiller un catalogue en panne de lots phares ou pour pimenter une vente un peu morne, mettre en avant le nom de Chahan Minassian ou de Louis Benech dans une banale vente « Interiors » peut assurément attirer un public inattendu et inespéré.
Exemple d’un cas d’école: la vente #TTTOP du 3 octobre 2016, vente du soir chez Sotheby’s assemblée par l’artiste pop T.O.P. fut un triomphe, réalisant un total de 17,4 m$, établissant ainsi plusieurs records.
Certaines maisons de vente ont pris les devants et ont créés des entités ad hoc pour gérer toute une nouvelle série d’événements, qui n’ont plus grand-chose à voir avec une vente aux enchères classique. Artcurial a annoncé il y a deux ans la création de l’Agence Artcurial Culture qui propose à des entreprises, des fondations ou des collectionneurs la mise en valeur de leur patrimoine en renforçant leur identité culturelle en organisant des festivals et cycles de conférences, ou des expositions clé en main sans vente. Après la mythique société Orient-Express, l’équipe de l’Agence a imaginé pour Paris Aéroport, « Espace Musées » inauguré en 2012 à l’aéroport Paris-Charles de Gaulle, et gère la production de deux expositions présentées chaque année dans cet espace, en partenariat le Musée Rodin ou le Musée Picasso. On retrouve Serge Lemoine, ancien président du Musée d’Orsay, au conseil scientifique de l’Agence.
Les sociétés de vente sont engagées dans un processus de redéfinition du marché de l’art. Cette évolution s’accompagne de nouvelles pratiques qui collent au mode de vie et aux pratiques d’achats contemporains. D’où l’événementialisation de l’art par les maisons de ventes, anglo-saxons en tête, avec la mise en scène d’événements, before, preview et must-see, en vue de fidéliser une clientèle rajeunie, toujours plus versatile et exigeante.