Les amants maudits s’aiment d’un amour absolu. (Oui, trois
mots avec la même racine, ce n’est pas trop pour transmettre l’intensité du
lien qui les unit.) Rien ni personne ne peut le contrarier. Ni Dieu, ni Diable,
ni prêtre, ni roi, ni espace, ni temps… Romanesque,
le ton est donné par le titre d’un livre où Tonino Benacquista dépasse tous les
clichés du genre pour les assembler en forme de légende.
Elles ne manquent pourtant pas, les légendes sentimentales
qui ont envahi les cœurs des hommes et des femmes depuis les siècles des siècles.
Celle-ci traverse en un éclair près d’un millénaire, court de la France à la
Chine et l’Afrique, se transforme en road-movie nord-américain…
Il y a du Tristan et Iseult, mais aussi du Bonnie and Clyde
dans le couple héroïque dont l’histoire est rapportée par des peuples très
divers, et fixée par une pièce de théâtre, Les
mariés malgré eux, dont Charles Knight a donné, en 1721, une deuxième
version. Son argument est aussi celui du roman : « Au Moyen Âge, en France, deux gueux pris de passion, incapables
de se soumettre aux lois de la communauté, tiennent tête aux sages, aux
prêtres, au roi lui-même. Sont-ils voués à l’Enfer ou bien au Paradis ? »
Rien ne destinait ces deux-là à devenir des êtres
d’exception, à mourir et à renaître, à être séparés et réunis après avoir subi
des épreuves que seul l’amour permet de surmonter, après avoir connu des
aventures qu’il fallait bien l’imagination d’un romancier doué et sans crainte
pour accumuler.
Il leur a suffi de se promener dans les bois, lui
braconnier, elle cueilleuse de baies, au XIIe siècle où l’on chassait et
cueillait, et de s’y rencontrer pour que leur destin change à jamais. Ou au
moins pour mille ans. Sommes-nous dans leur histoire, telle qu’ils l’ont vécue
ou dans la deuxième version théâtrale de leur légende à laquelle l’amant a
contribué alors qu’il était loin de la femme aimée, tous deux rejetés sur la
Terre après le courroux d’un Dieu qui attendait mieux d’eux ? C’est au
théâtre que se passe, pour l’essentiel, le début du roman, et bientôt il devient
impossible de savoir à quel niveau de fiction se situe le texte. Le récit
chevauche les différentes versions, les entremêle, et tout va bien à la lecture
puisque la confusion n’engendre aucun doute. Elle renforce au contraire la
crédibilité de l’amour. Puisqu’on revient sans cesse à cet axe inébranlable et
que les tiroirs romanesques, ouverts les uns après les autres, débouchent sur
une vision de plus en plus cohérente.
Une relation si puissante modifie en profondeur le monde qui
environne ses heureux détenteurs. Mais ils ne sont propriétaires que de cela,
le reste n’ayant plus aucune importance. Au point que Satan lui-même est
dépourvu quand il tente, comme tant d’autres avant lui, de provoquer la
rupture : « Car ce couple-là
avait déjà été puni, sur la Terre, puis au Ciel, et sur la Terre à nouveau. Il
avait été persécuté dès le premier jour, il avait subi la peine capitale, il
avait été sermonné par Dieu, puis chassé de son Paradis, il avait connu la
tempête, la fièvre, la prison, l’asile, l’acharnement des hommes, la menace des
bêtes, la violence des éléments, tant de tourments subis au nom d’un
seul : la privation de l’être aimé. »
Comme il est irréaliste d’enfoncer un coin entre deux
parties fusionnées dès le premier instant, il ne sera pas davantage possible de
prendre en défaut une narration conduite en apparence en totale liberté et, en
fait, fermement tenue par un écrivain en grande forme.