Les faits remontent à plusieurs années. En terminant une transplantation hépatique, un chirurgien anglais appose sa signature à l’argon sur le foie qu'il vient d'implanter. Aucune réaction négative n'est rapportée sur le moment. L'histoire se poursuit plusieurs années plus tard. Une défaillance de l'organe, dont on précisera qu'elle n'a aucun lien avec la signature, occasionne une nouvelle intervention par un opérateur différent. Celui-ci, trouvant une cicatrice aux initiales de son collègue, le dénonce. Les réactions sont contrastées. Certains sont viscéralement choqués. D'autres trouvent l'accusation, puis la condamnation, du chirurgien complètement absurdes.
C’est là un des aspects les plus intéressants de cette histoire : elle nous renvoie à nos perceptions différentes de ce qui fait qu’un acte est répréhensible. Qu’en est-il ? Dans la table des matières de l’éthique, quels sont les maux applicables à cette situation ?
Premier mal possible : induire –ou ne pas empêcher- de mauvaises conséquences. Ici, cet aspect commence par être absent. Le geste lui-même n’occasionne pas de saignements, pas de risque ni de souffrance supplémentaire. La seule conséquence négative pour la patiente est en fait la souffrance psychologique qu’elle aura pu ressentir en l’apprenant. Ce tort, cependant, aura été infligé au moins en partie par le dénonciateur.
Deuxième mal possible : l’objectification. Le geste du chirurgien semble signaler que la patiente est une chose ; peut-être même sa chose. Le problème serait ici un message trompeur et déshumanisant. Même après le geste, pourtant, ni le chirurgien, ni l’équipe du bloc, ni personne en fait ne remet en question le statut moral de la patiente. Les commentaires prennent cependant ce type de tort au sérieux. Est-ce la patiente que le chirurgien a signée, ou bien est-ce l’organe ? L’organe fait-il « déjà » partie de la patiente ou était-il dans une sorte d’état intermédiaire entre une chose véritable et un organe intégré à un nouvel organisme ? Est-ce un objet ? Peut-être est-ce l’opération que le chirurgien a signée et non l’organe? Les commentateurs se perdent dans des distinctions un peu byzantines, parce que la frontière passe ici entre un geste qui objectifierait la patiente elle-même, et un geste qui ne la viserait pas directement. C’est une question de respect de la personne en tant que telle.
Dans la troisième version du mal, ce n’est pas le geste lui-même qui est inquiétant mais ce qu’il signale sur l’état d’esprit du chirurgien. Un des commentaires mettait en avant la nécessité, pour être capable d’opérer, de distancer la personne entière du corps sur lequel on intervient. Réaliser cela sans tomber dans une dépersonnalisation réelle de la patiente serait un jeu d’équilibre délicat, lors duquel il ne serait pas si surprenant que l’on puisse, à l’occasion, chuter. Ici, c’est une question de caractère. Une question qui en ouvre une autre : quel est, en pareil cas, l’état intérieur le plus souhaitable ? Elle ouvre aussi l’hypothèse d’un quatrième mal : l’absence de considération pour les limites physiques de l’effort du chirurgien. Est-ce finalement l’extrême fatigue que ce geste pourrait dénoter qui poserait problème au fond ?
Ces différentes versions du mal, nous ne les percevons pas tous à hauteur égale. Dans les professions de la santé, la première est souvent au centre. Faire le bien, écarter le mal, viser les meilleures conséquences possibles, voilà une pierre angulaire de la médecine. Au point qu’il arrive que les autres dimensions soient perdues de vue. Ce sont elles qui font ici la différence entre l’indignation envers le chirurgien, et l’indignation envers le verdict.