J'aime cette lumière disparue.
Me réveiller, l'esprit encore comateux, le corps totalement réduit à ses fonctions primaires, engourdie dans les épaisseurs de couettes, il fait si froid dehors. Un peu dedans aussi d'ailleurs, car j'ai laissé la fenêtre entrouverte pour avoir un filet d'air.Juste quelques effluves végétaux au gré des saisons, mais avec l'hiver je ne perçois que l'humidité. Sa mélodie sur le sol de la terrasse, des gouttes et leurs rythmes réguliers suivant la météo, je les ai entendues hier soir, juste avant de glisser dans le sommeil. Une petite musique de nuit, un trémolo léger, un bruissement de bambous en arrière-plan, tel une cymbale doucement frottée, quelques notes de jazz. Suivi d'un trou noir.
Me réveiller doucement, sans vraiment le vouloir, pour savourer cet état intermédiaire du corps tout entier, allégé des doutes et des douleurs, juste vivant dans un lit douillet, en fusion avec les plumes et leur chaleur diffuse, je profite sans limites. Dehors les oiseaux se réveillent, la nuit s'en va, laissant le jour prendre place, sans s'imposer encore. Lueurs perdues entre les branches des arbres, dans la brume peut-être, les volets sont encore fermés. Je ferme les yeux car ici le noir est encore complet, je me concentre sur la fragilité des échanges extérieurs, les volatiles ouvrent leurs gorges, poussent leurs mélopées incertaines. Seul le rossignol, oui un ami m'a appris à le reconnaître, ce ténor irrésistible du jardin, il chante ses dernières notes car lui va aller dormir, oiseau si peu diurne. D'un trait il signe sa présence, enchante les autres oiseaux, tourbillonne avec des vocalises subtiles, attend les applaudissements pour se retirer.
Les chants, les notes, un piano, je repense à hier soir, à cette rencontre, imprévue dans cette soirée entre amis. Un buffet, un récital avec des instants classiques pour le champagne, les flûtes et les discussions en petits groupes, l'ambiance était élégante, les robes pour les dames, les costumes pour les hommes. Ici pas de snobisme avec des bobos sales, des hipsters caricaturaux, des anarchistes de mode qui ne trouvent pas le début d'un style, juste des valeurs de féminité et de masculinité d'une époque où l'on savait encore s'habiller. Certaines ont osé le smoking, car le génie d'Yves St Laurent leur a ouvert la voie, donné les clefs pour une liberté, non sans respecter leurs allures, leurs silhouettes. Stilletos pour elles, bas coutures aperçues sur quelques jambes, du champagne, puis ce buffet avec du charleston pour endiabler le lieu, le pianiste dans son coin discret a soudain reçu des visites. Des belles accoudées sur le vernis de son demi-queue, le parfum dans ses narines, des étincelles dans ses yeux en apercevant des dentelles exquises, ses doigts sont devenus dansants. Discussions sérieuses par ici, des rires par là, des assiettes avec des mignardises à croquer.
Lui était là devant ce tableau, avec des langoustines nappées d'un fine gelée de pamplemousse, saupoudrée de piment d'Espelette, il buvait son champagne de l'autre main. Attentif, patient, perdu, je ne savais mais son regard semblait vivre avec cette femme, sur la toile. Des hanches, des rondeurs même, assise sur un canapé rouge, dans sa robe noire, plissée par la coupe, emportée par les vagues de son corps, il scrutait avec ses yeux chaque courbe. J'observais, soudainement seule dans ce grand salon, au milieu de tous ces gens. Juste lui. Et elle aussi. je croquais les bulles de mon champagne, moi aussi pour mêler la force, la fougue de ce grand millésime avec les arômes du crustacé, je venais juste de le finir. Mais j'étais emporté dans la persistance de cet homme à ne voir que cette féminité. Il reculait un peu, évitant les petits groupes, s'excusant mais restant fixé sur la silhouette. Il venait encore de s'arrêter sur les escarpins, l'un tombé sur le parquet, l'autre encore sur le pied, noir et vernis. De hauts talons, comme les miens d'ailleurs. Dans un mouvement lent de ses pupilles noires, ses iris vertes avaient glissé sur le voile fin des jambes, telles des mains expertes, il faisait une pause, envoûté par cette toile accrochée entre deux fenêtres. Une huile anodine dans son traitement, classique pour ne pas dire sans âme, apparemment, lui semblait y trouver des détails si singuliers, des souvenirs peut-être. Je m'amusais de son silence au milieu des notes de jazz maintenant. Certains couples dansaient, je m'était assise sur une méridienne de velours bleu, lui toujours dans ma perspective.
Il s'était rapproché pour laisser plus de place aux autres, toujours des pas vers elle. Capturé par cette image, pas seulement, car un lien semblait émerger entre eux. Oubliant tout, il aimait cette femme, il lui donnait bien plus que son regard, il caressait ses formes. Pas avec vulgarité, juste en amoureux, enserrant de ses bras les épaules dénudées, remontant ce châle de cachemire orange sur elle. les sourires, cette complicité créait ce pont entre des deux êtres. Lui ne voyait qu'elle. Souffrante ou happée par les doutes, il était là pour la voir évoluer, pour la rassurer ou simplement pour donner son épaule, pour la soutenir. Certes il ne parlait pas encore, seul dans ce bruit ambiant, on lui aurait pardonné ce monologue, mais sa prunelle échangeait bien plus que sa simple vision. Réelles émotions, il venait de vider sa flûte, toujours là dans ce duo hors du temps, hors de toute dimension.
Elle était si souriante, il recevait ce message, sa fragilité avec. Juste pour lui. Sa poitrine se couvrait à peine du cachemire, juste la longueur idéale de ses cheveux fins. Un délicat reflet au-delà du brun, il saisissait ce geste immobile quand elle les recoiffait, quand sa main se glissait entre eux pour s'assurer de leur beauté naturelle. Sans excès et pourtant. Lui s'approchait encore, fasciné par les courbes, par la volupté mais aussi des détails. Le vernis des ongles, des mains mais aussi sous le voile de nylon, sur ce pied libéré de son escarpin. Un regard encore sur ses hanches, généreuses, si féminines, une gourmandise glissée sous cette robe. Elle attendait un homme, elle rêvait peut-être avec ce livre à portée de main, elle songeait à ce duo impossible mais si réel.
Je me suis approché de lui, juste derrière pour ne pas troubler cet épisode si sensuel.
"Seriez-vous amoureux de ce tableau ?"
Et ce gentleman au cheveux poivre et sel, d'un coup d'oeil, sans vraiment la quitter m'a dit
"Totalement conquis par cette femme. Au-delà de la peinture. Sa silhouette me parle, me trouble encore, si loin des allures stéréotypées. Elle semble si proche. Son élégance simple dégage un glamour authentique, subtil, sûrement comme son parfum, gourmand et discret. Oui je crois, non je suis sûr, je l'aime."
Je l'ai laissé dans sa bulle, dans leur bulle de douceur.
Nylonement