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Une des différences entre les coûts de la santé des pays riches et ceux des pays pauvres est le revenu des professionnels. Là où il y a plus d'argent, les professionnels de la santé tendent à mieux rémunérés. Ces pays tendent aussi à plus dépenser dans la santé en général. Ils se posent bien sûr aussi des questions sur le montant de la facture, et souvent font des efforts pour en limiter l'ampleur. Du coup, quand des questions de coûts de la santé se posent, elles viennent très souvent avec des questions aussi sur le revenu des professionnels. En ce moment, c'est le cas en Suisse. Plusieurs politiciens attaquent (voir ici et ici), et pas mal de médecins répliquent (voir ici et ici, ainsi qu'ici).
Dans notre pays, ces questions prennent une tournure particulière pour une autre raison. Dans de nombreux pays, le système de santé est financé principalement par l'impôt. Ceux qui ont plus d'argent, dans ces systèmes, sont donc censés payer plus que ceux qui en ont moins. Le fardeau, en d'autres termes, n'est pas censé peser plus lourdement sur les moins bien lottis. En Suisse, ce n'est pas le cas. Le système de santé est financé pour une part importante par les primes d'assurance maladie. Comme elles sont le prix d'une prestation, elles ne varient pas avec le revenu. Par conséquent, le fardeau qu'elle représente est "penché". Il pèse plus lourdement sur ce que l'on appelle pudiquement en Suisse les "revenus modestes". Pour agraver le phénomène, une autre part, également importante, du système de santé est financé directement par les coûts-patients. Cette part-là pèse elle aussi plus lourdement sur les moins bien lottis. D'abord parce que l'on ne la paie que si on est malade. Ensuite parce que les sommes concernées pèseront plus lourd sur un petit que sur un gros budget. Ensuite parce que si vous êtes pauvre il est très probable que vous aurez dû choisir une franchise élevée pour abaisser vos primes. Si vous êtes riche vous l'aurez peut-être fait aussi, mais là c'est tout différent parce que c'est un choix que vous auriez pu trancher autrement et de toute manière le montant de la franchise ne vous fera pas mal. Si vous êtes pauvre et que vous n'avez pas le choix, c'est autre chose.
En fait, le revenu des médecins a tout pour faire une discussion explosive dans notre pays. L'argent y est un grand tabou, et le revenu encore davantage. La plus grande part du revenu des médecins est issue des primes d'assurance maladie, que tous doivent payer. On a souligné ici la similarité avec l'impôt: l'argent contribué de manière obligatoire par tous, tous ont le droit de savoir où il va. C'est un bon argument. C'est aussi un argument pour que le revenu des médecins n'excèdent pas ce qui est juste. Mais qu'est-ce qui est juste? Sur cette question, pas de réponse claire. Nos sociétés sont organisées sur l'idée que le revenu juste est celui que le marché "décide". Est-ce le cas dans la médecine? Comme les patients ne peuvent pas vraiment choisir faute d'information et parfois de temps devant l'urgence, peut-être pas. Et puis, si je suis prête à payer très cher une intervention vitale parce qu'elle est urgente (par exemple m'opérer d'une appendicite), mais nettement moins cher une autre intervention qui me sauvera aussi la vie mais sur le long terme (par exemple une vaccination), est-ce que c'est vraiment juste? Devrait-on payer selon le bien que le patient en retire? Ou bien selon la difficulté de l'acte? Ou le temps qu'il faut pour en maitriser la technique? Ou la durée du travail qu'il représente? Ou encore simplement pour "être le médecin" du patient, vaille que vaille? Lorsque nous avons des désaccord sur combien payer la médecine, le flou sur cette question se voit.
Finalement, les revenus des médecins sont de loin pas tous égaux. En fait, les disparités sont importantes. Le graphique qui ouvre ce billet montre les derniers chiffres accessibles, il y a dix ans. Nous avons des collègues très riches. Ce sont en partie eux qui se défendent ces jours en avançant que la plupart de leurs revenus viennent de l'assurance complémentaire et non de l'assurance de base. Nous avons aussi des collègues qui ont de vrais soucis d'argent. Ce sont en partie eux qui s'indignent de se voir ainsi pointés du doigt pour avoir soi-disant trop gagné. "Qui sont ces médecins qui gagnent un million? Je ne les connais pas!" C'est aussi cela, la réalité médicale. Lorsque l'on parle de rendre la médecine générale plus attractive, on parle entre autres d'argent. Si l'on manque de généralistes, c'est en partie parce qu'il est difficile de choisir une vie sans sécurité financière (et c'est parfois le cas), alors qu'une autre est à portée de main où ce problème serait distant, ou carrément absent. Lorsque l'on cherche à améliorer le revenu des généraliste, cela doit soit impliquer une augmentation des coûts de la santé soit impliquer une diminution des revenus des spécialistes. Et chez les spécialistes aussi, les disparités sont importantes. Certaines ne sont pas vraiment mieux lotties que la médecine générale, d'autres clairement oui.
Comment se retrouver dans tout cela, et donner comme le demandent certains un "revenu honnête" pour les médecins? La question est importante. Il est bon qu'elle soit à nouveau sur la table. Il est normal qu'elle fâche. Si nous voulons l'aborder, il y a des questions difficiles sur la route. Un revenu juste c'est quoi? Devrait-il y avoir un revenu minimum, et si oui comment le garantir? Devrait-il y avoir un revenu maximum, du moins pour le travail à charge des contributions du public, et si oui comment garantir cela? Et puis, les revenus des médecins ne sont de loin pas les seuls à être générés par le système de santé à charge des primes et de l'impôt: autres professionnels de la santé, assureurs, administrateurs d'hôpitaux, industrie pharmaceutique et des instruments médicaux, la liste est encore longue et ces questions les concernent tous. Ce n'est donc pas juste un dossier potentiellement explosif qui est abordé ici. C'est toute une pile de dossiers potentiellement explosifs.