Nous vivons dans une époque intense. Anthropophage. De crise. Intense parce que nous sommes de plus en plus nombreux à être simultanément connectés à tout évènement aux confins de la planète - et ce grâce aux médias et réseaux sociaux. Anthropophage parce que nos activités humaines entrainent des modifications profondes de l'écosystème que nous ne pouvons ignorer. De crise car les relations qui régissent l'économie, l'écologie et la politique sont " marquées par la violence, l'inimitié, la lutte sans merci pour une appropriation privative des ressources communes ". Ce qui, avec la montée des nationalismes et extrémismes religieux violents, contribue aux " conditions structurelles de l'indignité humaine pour une majorité d'individus ". Que faire face à tout cela ? L'essai Habiter le monde de Felwine Sarr, cherche une réponse en se penchant sur la dite relation. L'auteur d' Afrotopia poursuit ainsi son travail d'écriture et de réflexion autour de la manière d'être et d'habiter son espace et son temps. Une méditation qu'il pilote également à travers " Les Ateliers de la pensée " : espace de débat où se rassemblent, depuis deux ans, à Dakar, des dizaines d'intellectuels et artistes d'Afrique et des diasporas. La dernière édition avait d'ailleurs pour thématique " Condition Planétaire et Politique du vivant ".
Habiter le monde est alors un essai qui invite à l'action. Sarr propose d'habiter un nouveau monde ou d'habiter celui-ci différemment. Alors que dans Afrotopia, il situait clairement son propos à partir du continent africain, là il propose une réflexion philosophique plus large à partir de la relation. Celle que nous entretenons entre les êtres humains, mais aussi celle que nous bâtissons avec l'environnement. Une relation qui peut être le lieu de la lutte et de la prédation, avec son pouvoir de phagocyter, prélever - mais aussi vivifiante et nourricière, avec son potentiel fécond.
Felwine Sarr suggère alors des propositions éminemment politiques visant à la survie et l'épanouissement de tous : le revenu minimum universel, la citoyenneté mondiale, la réforme de l'école, une nouvelle façon de considérer les frontières, en sommes, la possibilité de bâtir un nouvel imaginaire.
De mon âme à ton âme
Chez la même maison d'édition, Mémoire d'encrier, comme s'il s'agissait d'une démonstration de sa thèse, l'auteur nous fait cadeau du recueil Ishindenshin, de mon âme à ton âme, rassemblant une pièce de théâtre, des poèmes, des chansons et une réflexion sur la poésie qui vont dans la direction énoncé dans son essai. Ishindenshin, est un mot en sanscrit signifiant une communication qui passe d'âmes à âmes, une connivence intime, espoir d'une compréhension mutuelle, et effectivement ce recueil explore les voix d'un nouvel imaginaire.
Si dans Habiter le monde Sarr parle de se reconnecter à la nature, dans les poèmes de son recueil il s'adresse aux arbres, aux astres, aux rivages. Mais il communique aussi avec les esprits dans une unité qui peut se résumer dans la phrase " nous étions, nous sommes et nous serons ". Ce désir de communion se répand aussi au présent : il est indispensable de sortir des cloisons ethniques, spatiales, linguistiques, pour faire siennes toutes les cultures que l'on côtoie, favoriser l'empathie et la possibilité d'habiter pleinement ce monde : l'inconnu, nous dit Sarr, est une source à laquelle se nourrir. Sans jamais oublier qu'il existe un fort décalage entre les gouvernants et les citoyens, les décisions étatiques (la dite " raison d'état) et les pratiques sociales, faites de choix politiques, voire moraux des individus : ce qui amène par exemple à constater qu'il y a des pays d'Europe occidentale, où " des individus sont même poursuivis par la justice pour délit de solidarité envers les migrants ". Dans Ishindenshin d'ailleurs, l'aliénation est provoquée par le fait de devoir se conformer à la norme. Recueil parsemé, selon les contextes, de mots en wolof aussi bien qu'en kinyarwanda, cette œuvre nous invite à une communion durable pour mieux habiter ce monde, plus que jamais, ensemble : " Il faut que j'aille vers autrui. Et si ma réalité rencontre ses profondeurs, du haut de nos collines, nous découvrirons l'Homme universel "