"Aujourd'hui, nous voyions tellement de violence partout dans le monde qu'il est venu le temps de repenser à la non-violence pour canaliser la colère", explique au micro de RTL Arun Gandhi, âgé de 83 ans.
source audio (RTL)
L'homme Gandhi n’a pas toujours été à la hauteur de ses paroles et de son prophétisme. Gilles Van Grasdorff, qui vient de publier les Vies cachées de Gandhi(Cerf) et Éric Vinson, coauteur avec Sophie Viguier-Vinson de Mandela et Gandhi. La sagesse peut-elle changer le monde ? (Albin Michel) en conviennent. Ils invitent pour autant à ne pas disqualifier un homme exceptionnel.
On connaît la quête spirituelle de Gandhi, transcendant les religions, sa posture non violente, son combat indépendantiste. Mais sa face cachée apparaît désormais et fait de l’ombre à sa légende. Que peut-on dire de sa vie familiale ? Gilles Van Grasdorff. Né en 1869 dans une famille de commerçants aisés, il a été marié à 13 ans, selon la tradition. Avec son épouse Kasturbai, les débuts se passent mal. Dès ses 19 ans, après une terrible crise d’adolescence, il entame une quête de spiritualité, de vérité, qui va durer toute sa vie. Il s’était promis de former son épouse, illettrée, mais ne l’a pas fait. Il l’a souvent délaissée, parfois battue, et lui a imposé la chasteté. Mais Gandhi n’a jamais répudié Kasturbai, ce qu’il aurait pu faire dans ce monde violent. Et elle est morte dans ses bras, en 1944. Éric Vinson. Gandhi est un homme de son temps, dans un monde où l’épouse obéit à son mari. Il se révèle prophétique mais en parole, en se disant par exemple favorable à l’égalité homme-femme dans le mariage, sans la mettre en pratique. Cela heurte nos valeurs. Comprenons que Gandhi se situe très loin de notre culture. La chasteté conjugale, hormis dans quelques milieux catholiques, nous est incompréhensible. G.V.G. En Inde, cette pratique traditionnelle relève de la brahmacharya – la maîtrise de soi, le renoncement. De même, on lui a reproché d’imposer à ses nièces de dormir nues à ses côtés. Mais sans relations sexuelles. Il s’agissait pour lui d’exercices de résistance au désir.
Sa prétendue homosexualité a fait scandale. G.V.G. En Afrique du Sud, où Gandhi travaille comme avocat de 1893 à 1914, il a entretenu une relation intime avec Hermann Kallenbach. Ce Juif allemand, architecte de renom, s’installe avec Gandhi et abandonne tout pour lui. Leur amour dépasse la sexualité. L’important est le lien spirituel de fraternité. Et le Kama-sutra parle de l’homosexualité sans condamnation. Kallenbach finance sa lutte pacifiste, comme toutes ses expériences de diététique et de végétarisme. Avec lui, Gandhi écrit les plus belles pages de sa vie, et fait naître le satyagraha (la non-violence active). Mais peut-on changer le monde en étant homme de compromis ? Les œuvres complètes de Gandhi font 100 volumes ! Gandhi était-il un homme autoritaire ? É.V. Son côté autoritaire semble lié à sa quête viscérale, radicale, à l’intensité de son action, de ses idéaux. Il peut faire penser à l’Hernani de Victor Hugo, affirmant : « Je suis une force qui va ! » Son attitude cause des dégâts sur ses proches, dont il ne se préoccupe guère. Sa famille devait suivre, de même que l’intendance… Mais peut-on changer le monde en étant homme de compromis ? Les œuvres complètes de Gandhi font 100 volumes ! C’est un génie, le créateur d’une forme de vie, un peu comme François d’Assise. Or, les grands hommes ont tendance à tout écraser sur leur passage. Et leur existence est rarement à la hauteur de leur œuvre. Mais pour Gandhi, qui disait « ma vie est mon message », c’est plus gênant que pour d’autres. G.V.G. Gandhi était un « sale bonhomme », caractériel, dur avec son épouse, avec ses enfants. En partie parce qu’il n’arrive pas à se situer spirituellement, fréquentant des musulmans, des chrétiens, des jaïns et des théosophes, ce mouvement spirituel et ésotérique lancé en 1875 à New York, qui veut mener l’homme à la sagesse et faire advenir une fraternité universelle. Sans adhérer formellement à la Société théosophique, Gandhi a été très influencé par ses animateurs, notamment Annie Besant (1847-1933).
Le Gandhi politique interroge également. Comment le héros de l’indépendance de 1947 a-t-il été si longtemps très fidèle à l’Empire britannique ? É.V. Attention aux anachronismes. Le Gandhi universaliste, héros de l’indépendance, s’est construit durant des décennies. Comme la plupart des enfants de sociétés colonisées, il est d’abord fidèle à l’Empire. Son premier mouvement consiste à demander à Londres l’égalité civique pour les Indiens, d’ailleurs promise par la reine Victoria dès 1858. Longtemps loyaliste, il entre en rébellion peu à peu, et de façon claire à la fin de la Grande Guerre seulement. Le Gandhi universaliste, héros de l’indépendance, s’est construit durant des décennies. G.V.G. Influencé par les théosophes, qui rêvaient à une future indépendance, il décide de soutenir l’Empire. Ne pouvant se battre du fait de sa santé, il crée à Londres une section de secouristes, l’Indian Ambulance Corps, comme quelques années auparavant en Afrique du Sud, lors de la guerre des Bœrs. En août 1914, il lance un appel à s’engager aux côtés des forces britanniques et canadiennes. Quelque 1,7 million d’Indiens partent pour le front en Europe. Gandhi et les nationalistes indiens espèrent que, en mettant en sommeil la lutte contre l’Empire britannique, celui-ci leur offrira l’indépendance. Ils ne l’ont obtenu qu’après la Seconde Guerre mondiale, le 15 août 1947. É.V. Avec les Britanniques, Gandhi vit un rapport ambivalent de haine-amour, de fascination réciproque. Dans sa quête d’identité, il incarne une première mondialisation, celle de la Belle Époque. Un moment d’explosion des relations entre les cultures. Entre Inde, Afrique du Sud et Angleterre, Gandhi vit sur trois continents ! L’un des buts du satyagraha est de convertir l’adversaire, fût-il le diable. Ses relations avec Hitler sont aussi problématiques. Dans une lettre, Gandhi l’appelle « cher ami »… É.V. Gandhi est tout à fait cohérent : il s’adresse aux ennemis, comme à tout le monde. L’un des buts du satyagraha est de convertir l’adversaire, fût-il le diable. Aujourd’hui, on se sert de ces lettres contre lui, alors qu’il fut l’un des seuls à essayer de parler à ce démon, de le rappeler à son humanité. G.V.G. Il porte en lui l’amour des ennemis, à la suite de Jésus-Christ. Il est fasciné par le Sermon sur la montagne. Sans aucune naïveté, dans ses lettres de juillet 1939 et de décembre 1940, Gandhi cherche vraiment à amener Hitler au satyagraha. É.V. Face à la catastrophe mondiale qui débute, il se sent un devoir moral d’essayer de convertir l’extrême violence, envers et contre tout. Pour le philosophe Vincent Cespedes, le héros fait « tout ce qui est en son pouvoir pour rendre possible l’impossible ». De nos jours, Gandhi aurait écrit au chef de Daech. Peut-être idéaliste, il avait espoir dans la nature humaine, même chez le tyran le plus endurci. Que dire de son rapport aux Noirs sud-africains et des accusations de racisme ? É.V. Quand il arrive en Afrique du Sud en 1893, Gandhi se voit comme un gentleman anglais, qui s’identifie au colonisateur. Et au départ, il lutte contre l’assimilation des Indiens aux kaffirs (« nègres ») par les Blancs. Aujourd’hui, cela nous choque… Mais, brancardier lors d’une révolte, il réalise la violence extrême de l’armée anglaise contre les Zoulous. Tardivement, vers 1910-1911, il rompt enfin avec tout racisme. S’il a trop longtemps porté les mêmes œillères que tout le monde, il a aussi ouvert les yeux plus vite que la plupart. On l’ignore trop souvent aujourd’hui, et l’on déboulonne ici ou là ses statues. Regardons plutôt sa trajectoire. S’il a trop longtemps porté les mêmes œillères que tout le monde, il a aussi ouvert les yeux plus vite que la plupart. Peut-on l’accuser de manque d’humilité ? G.V.G. L’humilité apparaît dans les mots de Gandhi, dans toute son œuvre. Seule compte pour lui la quête de vérité et de Dieu. Pour mener son action en Afrique du Sud et aux Indes, il fallait être hors norme. É.V. Vouloir changer le monde témoigne d’un certain manque d’humilité, n’est-ce pas ? À moins que ce ne soit justement en diffusant l’humilité que Gandhi a tenté une aventure aussi surhumaine. Faut-il encore définir Gandhi comme un saint, un modèle, un héros ? G.V.G. Pour moi, la sainteté n’existe pas chez l’être humain. Comme nous tous, Gandhi a cherché à se connaître, à se réaliser, à se découvrir. Or, Gandhi n’a jamais vraiment découvert qui il était. É.V. Saint, héros, sage : Gandhi combine ces catégories. On imagine les saints « unidimensionnels » et confits en religion. C’est une erreur. Ils sont humains, donc multiples et en mouvement. L’hagiographie les a réduits à une image d’Épinal. Or, selon Nelson Mandela, « un saint est un pécheur qui cherche à s’améliorer », et le Mahatma n’aurait pas dit autre chose. Gandhi n’est ni un ange ni un démon : riche d’une ardeur idéaliste hors du commun, il demeure un humain, avec toute sa complexité. Mais aussi un modèle, car nous avons besoin de ces derniers pour nous construire, notamment les jeunes. Certains enferment tel personnage dans sa supériorité, en le jugeant d’une autre espèce que la nôtre. Je préfère penser que, en connaissant mieux et en osant admirer une figure comme Gandhi, il est possible de grandir.
Une vie de lutte
1869 Naissance de Mohandas Karamchand Gandhi, à Porbandar (Gujarat, Inde).1888-1891 Études à Londres. Il rentre en Inde deux jours après avoir été admis au barreau.
1893 Conseiller juridique en Afrique du Sud (il y restera plus de 20 ans).
1904-1906 Théorisation et mise en pratique de son principe de protestation non violente (satyagraha).
1915 Retour en Inde. Fondation d’un premier ashram dans le pays.
1919 Massacre d’Amritsar : lors de protestations, des Indiens commettent des violences. Les autorités britanniques font tirer sur la foule.
1922 Condamné à six ans de prison, il en fait deux.
1930 Marche du sel.
1942 Appel à la grève générale pour forcer les Britanniques à quitter le pays.
1947 Indépendance de l’Inde.
1948 Il meurt assassiné par un nationaliste hindou, à Delhi.
source : La Vie