Longue et cascadante élégie, chant d'idéalité rêvée et absentée, voici le poème de la solitude et du tremblement de celui qui s'offre, au cœur de cette vaste " tapisserie [imagée] dans le vent " (v. la préface de Bonnefoy dans Fièvre et guérison de l'icône, 1998), et loin de l'aveuglément raisonné, de toute discursivité sociopolitique ou platement culturelle, de tout antonyme du strictement poïétique, une immense et tournoyante érotique de la veille et de la dormition, de la chair et de la vision, où " entre mes lèvres de Noûn est l' X [...], lettres inscrites. Lettres de l'Être // Lavées et relavées par le torrent " (62-4). Ce " bel enfant de désespoir " (16) qui resurgit, polysémique, intime, mystique, avatar récurrent de la poésie stétiéenne, s'inscrit lui aussi dans cette poétique mythique de l'ontos, de son origine, et de ce qui peut sembler l'oblitérer, le rayer, ceci malgré l'instinct vécu de l'océanique, de l'Un, de " l'Esprit qui est un " (46), qui - comme la beauté, " forte et faible " et résistant aux forces qui " cour[e]nt, malheureu[ses], vers des absolus de laideur " - refuse tout ce qui cherche " qu'en nous il s'éteigne " (23).
La gamme du lyrique est quasi infinie dans L'Été du grand nuage et ce qui finit par dominer, c'est l'ouvert d'un indicible " parl[ant] d'innocence, [...] parl[ant] de non-sens " (17), d'outre-sens, où la langue, " éclatante et limpide et toute en gouffres " (21) ne cesse de lutter avec l'opacité lumineuse de l'expérience d'une présence au monde qui exige qu'on " a[ille] plus loin dans l'invisible " (27), " tous ces flocons de la transparence de l'être / Emportés dans les tournoiements du Non-Où " (31). Livre d'une grande tensionalité ontologique, ruisselant de la riche étrangeté des phénomènes de la terre, habité par de fourmillants songes et visions, L'Été du grand nuage passe instantanément du " blanc du néant " (39) au " tremblement des rosées de la lune / Sur le jardin des amandiers d'Abraham " (61), du " frisson de ta disparition " (66) à " ce jour lauré de mondes " (75). Ne règne ici aucune certitude, aucune stabilité. Et pourtant ne cesse de souffler, soir et matin, au cœur de " la violence des épices de la nuit " (67) comme du rêve de " l'astre / [qui] nous envoie de longues barres de lumière qui sont de délicats pinceaux à peindre l'hospitalité fastueuse " (22), ce que Stétié nomme le " Vent insoumis de l'Un " (48). Écrire, un mouvement vers ce qui aveugle et éblouit à la fois, mouvement " dans l'œil du même ", contre la turbulence des vents et marées, mais la beauté d'un poïein inimitable grâce à eux.
Michaël Bishop
Salah Stétié, L'été du grand nuage, Fata Morgana, 2016, 80 p., 16€
Sur le site de l'éditeur :
Entre nous un silence fait silence
Des ombres s'étant glissées dans nos cœurs
Couleuvres froides dans l'eau très froide de l'été
L'étreinte dans le lit est lumière
Et l'horizon est notre enfant dans le lit
Tout songe et tout est blé ; là-bas, loin,
Le frisson de ta disparition.
A la suite de L'être, ce livre prolonge la plainte du temps qui emporte, qui ne laisse pas. Le poète sait qu'il n'y a nulle raison d'attendre, personne, ni rien, qu'il est certainement trop tard. Il passe, et sa promenade, afflux d'images, de pensées, coud et découd le sens, interroge l'homme dans l'univers, dénonce les faux signes du ciel et les dieux morts. Et notre monde, vu du cosmos ainsi, prend sens, prend chemin vers ailleurs, bien au-delà des mots usuels.