L’amas ardent du tunisien Yamen Mani, paru aux Editions Elyzad, vient de recevoir trois prix littéraires en quelques semaines : le Coma d’or à Tunis, le Prix des cinq continents décerné par l’OIF (Organisation internationale de la francophonie) et le Prix du roman métis à La Réunion. Belle reconnaissance pour le troisième roman (après La marche de l’incertitude en 2010 et La sérénade d’Ibrahim Santos en 2011) dans la magnifique maison d’édition tunisienne Elyzad de ce jeune ingénieur soucieux de rendre compte des réalités politiques et sociales de son pays par la fable. Il sera présent au Maghreb-Orient du livre les 3 et 4 février 2018.
Les histoires et les personnages qui s’entrecroisent, dans L’amas ardent, sont les éléments d’un récit où l’on s’attache à cet apiculteur aspirant à vivre en harmonie avec la nature qui voit ses ruches décimées et cherche les auteurs de ce crime puis se met en route pour tenter de les empêcher de nuire. La fable renvoie, à travers ses codes et ses personnages, à une représentation de la société tunisienne qui elle-même permet de suggérer une réflexion politique sur l’usage de la religion et le rôle occulte des puissances étrangères dans un pays (non nommé mais le yacht arrive à « Sidi Bou ») qui sort d’une révolution.
La scène d’ouverture, qui est une sorte d’avant-scène révélant l’envers du décor, révèle les scabreux et juteux arrangements entre un prince du « Qafar » et un « Silvio Canelloni ». Sexe, drogue, millions, footballeurs et élections semblent être les éléments d’un roman d’espionnage. La scène montre surtout que dans les cales de ce yacht princier, des cartons de vêtements, de billets verts et de nourriture achetés en Chine constituent un « arsenal de séduction » en vue de « rafler les voix des miséreux » et de propulser au pouvoir ceux du « Parti de Dieu » lors des « premières élections nationales véritablement démocratiques » après que « le Beau » ait été chassé. La suite montrera comment et avec quels effets ces cadeaux ravissent dans un premier temps des villageois vulnérables et contiennent des éléments porteurs de mort. Ces prêcheurs, dont le discours est reproduit sans commentaire, s’ils se revêtent de blanc, apportent le noir des voiles des femmes, de leur drapeau, des frelons et de la mort qu’ils sèment par les armes. Au fil des chapitres, ils sont décrits avec une apparente distance : ils fascinent les démunis par leur générosité et le jour du vote leur font cocher l’image du pigeon (l’apiculteur voit dans l’encre noircie le signe « d’un corbeau de mauvais augure ») qui est « l’emblème du parti de Dieu » ; ils transforment un jeune joueur de cartes en féroce égorgeur, pilotent de fausses accusations pour faire arrêter un universitaire. Cependant, plusieurs personnages échappent à leur emprise : Le Don, l’apiculteur qui soigne ses abeilles en les appelant ses filles, Tahar l’universitaire et sa femme qui iront jusqu’au Japon chercher des antidotes. Ces résistants sont des croyants, il faut le préciser, mais ils ont vu les manœuvres et les duplicités de ceux qui se présentent en parangons de piété. Chacun à sa manière va être attaqué mais trouvera les moyens d’endiguer le mal qui menace ses proches et la société entière.
Cette fiction est sans cesse traversée de références aux réalités tunisiennes et japonaises confrontées la même année 2011 (non précisée) à une Révolution qui, après avoir mis fin au « règne du Beau » dans un climat euphorique, accouche, démocratiquement d’une « souris barbue » et à un terrible tsunami. Les pérégrinations des personnages permettent d’évoquer, en arrière-plan, la capitale désormais sale en proie à l’insécurité et sans librairies, les taxis collectifs qui ont l’âge de leur chauffeur (30 ans), l’assassinat d’un avocat de gauche, les attentats contre un mausolée symbole de la piété populaire. Certaines phrases, mises dans la bouche des personnages, se font plus précises dans leurs accusations : « Depuis l’avènement au pouvoir du parti de Dieu, sous un regard indifférent et souvent complice, des groupes de pression se sont créés. Ils rongent en souterrain les fondements de notre culture » dit l’universitaire.
Faut-il voir dans ce texte un cri d’alarme ou un combat, une dénonciation désespérée ? Le choix de la fable est aussi celui d’un ton qui écarte tout sentimentalisme, d’un jeu sur l’onomastique, la toponymie, qui choisit les emboîtements à la Shéhérazade (le prêcheur et le Japonais racontent leur parabole). Le texte se fait jeu de piste, avec ses camouflages et ses carrefours, ses énigmes plus ou moins faciles ; le lecteur s’égare puis reconnaît, identifie puis hésite. De la fable, on attend aussi les sentences. Ici, point d’exhortations ou de déclarations définitives, point de positions marquées mais des suggestions, des pistes de réflexion, des signes que tout n’est pas perdu. L’apiculteur heureux avec son âne et sa charrette à l’écoute de ses filles peut être vu comme une sorte de prophète d’un bonheur lié à l’harmonie avec une nature vierge et les plus belles métaphores surgissent dans ses scènes de solitude (« la main de la nuit avait fini de charbonner les voiles du ciel »). Les réflexions plus directement liées à la situation politique instable surgissent, par exemple, quand la Japonaise, dont le pays s’est relevé de tant d’épreuves mais contient encore bien des violences, déclare : « Nous savons que notre existence est fragile et qu’il nous faut toujours reconstruire avec les survivants ». L’épilogue décrit l’abeille Aya, une note précisant que son nom signifie « miracle », au milieu des « nouvelles générations » d’abeilles volant autour d’une enfant. Le mal, ou « les monstres » qui sont à la fois, c’est le Don qui les associe, les frelons dévoreurs des abeilles et les maquisards égorgeurs millénaristes (« qui étaient les véritables monstres ? »), ce mal endigué, continue de rôder tandis que chacun se presse de sécréter l’« amas ardent » éponyme, ce moyen de défense collective des abeilles qui peut seul en venir à bout.
Plus court mais de la même veine que 2084 de l’Algérien Boualem Sansal (2014), ce texte nous rappelle, deux cent ans après Voltaire et vingt ans après la guerre civile en Algérie, quel courage il faut toujours pour écrire et publier contre le fanatisme et les manipulations. Il témoigne d’une fonction des écrivains que l’on a oubliée ou méprisée et qui ne relève pas que de Victor Hugo : Ces romanciers veulent montrer ce qui est caché, scénographié ce que beaucoup de leurs compatriotes privés de parole vivent; ils ne sont ni des prophètes ni des moralistes mais, avec leur talent de conteurs, des lanceurs d’alerte.