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14-18, Albert Londres : «Me voici en Alsace...»

Par Pmalgachie @pmalgachie
14-18, Albert Londres : «Me voici en Alsace...» Trois Alsaciens, en Alsace, répondent au comte Hertling
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) En Alsace reconquise, 27 janvier. Me voici en Alsace où je suis allé chercher la réponse au comte Hertling : je sais que ce n’est ni les citoyens qui m’ont parlé, ni moi qui sommes chargé de la lui retourner. C’est une affaire qui va de nouveau regarder Wilson, Lloyd George et Pichon. Mais, outre que je n’ai pas la folie des grandeurs, ce qui m’a incliné à préférer la conversation de mon menuisier, de mon curé ou de ma vieille dame à celle de ces hommes considérables, j’eus la fantaisie de penser que ceux au nom de qui on discourait avaient peut-être aussi à dire un mot. J’ai donc revu Massevaux, Dannemarie, Thann, d’autres villages. Les enfants d’Alsace sortaient de l’école, fiers et gais à cause du masque à gaz battant leur petit derrière. La réponse du menuisier J’ai d’abord frappé chez un menuisier. Les Boches n’étaient pas à quinze cents mètres de son établi. — Monsieur, je viens vous voir pour que vous répondiez à Hertling. Il ne connaissait pas le discours, il ne comprenait pas. Je lui tendis le journal. Il lut attentivement le passage sur l’Alsace-Lorraine, plus le relut. Cela fait, il me regarda et me dit : — Je vais vous répondre. Il me fit asseoir, s’assit, reprit le journal et : — Hertling dit : « Quand nous réclamâmes lors de la guerre de 1870 qu’on nous rendît les territoires qu’on nous avait arrachés criminellement, ce n’était pas là faire une conquête mais ce qu’on appelle aujourd’hui « désannexion ». » Je vais lui répondre : ils nous avaient tellement réannexés, nous étions tellement en harmonie avec les Allemands que ma lutte à moi, comme celle de mes camarades, commença dès l’école. Pour première direction le maître avait celle de nous apprendre à « penser », à penser à l’allemande. Je me souviens d’un fait : une fois il me fit appeler. C’était pour un devoir de style. « Je devrais vous mettre huit sur dix, me dit-il. Comme rédaction, c’est bien ; comme esprit, c’est mauvais ; ce n’est pas conforme au modèle de pensée nationale auquel vous devez vous soumettre : vous aurez zéro ». Ceci n’est rien, vous allez voir la preuve qu’on leur avait « criminellement arraché le territoire d’Alsace ». Je fus soldat, au service de l’Allemagne, je partis avec mes amis. Nous étions tellement véritablement Allemands que les Allemands nous tinrent de suite sous leur surveillance. Nous nous sentions tellement chez nous dans leur uniforme que nous n’avons jamais franchi habillés à l’allemande la maison de nos pères. Nous nous mettions en civil pour venir en permission. Étendant le bras il me montra un champ au travers du carreau. — Tenez, là. Et là, quand il fallait retourner, nous repassions la livrée. Hertling disant à mon menuisier qu’en 71 il l’avait réannexé Allemand, l’avait animé d’une ardeur farouche. Il se leva, ouvrit la fenêtre et, me montrant à cent mètres une enseigne en français, reprit : — Seule la lutte pour les enseignes vous prouverait combien nous attendions d’être réannexés Allemands. Il nous était permis de conserver les enseignes en français existant déjà, mais non de les remplacer une fois démolies. Pour empêcher que les affiches – que celle-là, tenez – finissent d’être françaises, nous nous relevions afin de les retaper, la nuit. Nous avons soigné de la sorte toutes celles de la ville. C’était certainement notre sang allemand qui parlait alors ! Mon menuisier ruminait. — Et le plébiscite ? — Quel plébiscite ? fit-il. Est-ce qu’ils en ont fait un en 71 ? La réponse de M. le curé Je fis du chemin. Une rivière coulait dans la vallée. De grands toits glissant rapidement de leurs arrêts tombaient très bas sur les murs. Des jeunes filles mangeant du gâteau aux pommes riaient. Alsace ! Je sonnai chez le curé. — Monsieur le curé, avez-vous lu le discours du comte Hertling ? — Non, monsieur. Je le lui passai. Le prêtre mit ses lunettes. Il y eut dix minutes de silence. Le prêtre posa ensuite le journal et dit : — Depuis le premier moment jusqu’au dernier, les Alsaciens ont mené une vie de lutte contre les Allemands. Il ne me semble donc pas, comme ils le disent, que nous avions la moindre affinité. Ils ont usé de tous les moyens pour nous assimiler ; plus le temps passait, plus le fossé, entre nous, se creusait. Ils avaient beaucoup plus de mal avec nous en 1913 qu’en 1880. Après 45 ans, ils étaient contraints d’employer contre nous des moyens tyranniques. Ils ont appelé la religion à leur secours. Le protestantisme, crurent-ils, allait leur amener notre soumission. Avec l’exemple de la Silésie qui, catholique jadis, était devenue aux trois cinquièmes protestante, ils eurent de l’espoir. Le protestantisme put faire du chemin, mais ne fit jamais traverser le Rhin à un Alsacien. C’est un prêtre catholique qui vous dit cela. — Pourtant le comte Hertling affirme que vous êtes des leurs ? — Alors pourquoi, de crainte que nous ne les mordions, ne cessaient-ils de nous museler ? Ils ont envoyé plus de 450 000 Allemands en Alsace pour chercher à nous entraîner dans ce torrent. Les deux lits, une seule minute, ne se sont confondus. — Et le plébiscite ? — Nous repoussons cette injure. La réponse de la dame aux cheveux blancs Ayant traversé une forêt sombre, j’arrivai dans une troisième ville. Je gravis six marches d’un perron, heurtai le marteau. On m’ouvrit. C’était chez une dame à cheveux blancs où m’avait conduit naguère un billet de logement. — Madame, lui dis-je, tout droit, je viens vous parler politique. — Mais, répondit-elle, rien ne fait peur à une vieille Alsacienne. — Hertling déclare que vos pères au moins étaient « purement allemands », La dame prit sa lampe à la main et me conduisit contre un des murs de son salon. — Voyez ce portrait, me dit-elle, il n’est pas jeune, n’est-ce pas, avec sa perruque ? C’est un arrière-arrière-grand-père à moi. Lisez en dessous dans ce cadre, c’est lui que cet écrit concerne. Je lis : « Par ordonnance rendue le 23e jour du mois de juillet de l’an 1700 par les commissaires généraux du conseil, députés, X…, bailly de la seigneurie de… portera désormais armoiries telles qu’elles sont peintes et figurées ici… » Et c’était dûment signé d’un délégué ayant pouvoir du roy de France. La dame reprit : — Cela ne signifie tout de même pas que mon très ancien grand-père était un protégé du roi de Prusse. — Madame, donnez-moi votre réponse au comte Hertling qui prétend que vous n’avez été que désannexée en 71. Il faisait nuit, la dame parla : « Les Français sont là ! » — C’était le 7 août 1914. Depuis une semaine nous vivions ici comme des fous. Les hommes d’âge militaire, la souffrance dans les yeux, passaient leurs journées et leurs nuits à essayer d’échapper aux Allemands. Nous ne savions de quel côté tourner les yeux, ou vers la Haute-Alsace pour voir partir les uhlans, ou vers Belfort pour voir arriver les Français. Dans la matinée, sur cette place que vous voyez, les forces allemandes de notre ville se rassemblèrent. Où vont-ils ? se demanda-t-on dévorés d’angoisse et d’espérance. Une voisine entra brusquement dans le salon et cria tout bas : « Ils s’en vont. » Nous les vîmes s’en aller. Que se passait-il ? Je me remis à ma fenêtre, attendant. Un moment après, un petit garçon me lança brusquement du trottoir : « Madame, les Français sont là. — Où ? » demandai-je. Il me montra la gauche de ma maison. « C’est impossible, lui dis-je, tu te trompes, les Français ne seraient pas venus par la montagne. » Il me dit : « Si, si, je les ai vus. » J’appelai ma fille. Je lui dis : « Montons à notre grenier, prends les jumelles. » Nous montâmes. Nous ne vîmes rien. Mais ma fille tout d’un coup cria : « Si, maman, si, sous le pommier, regarde les chevaux. » – « Et les pantalons rouges. » Alors on s’embrassa et l’on pleura sur les joues l’une de l’autre.

Le Petit Journal

, 29 janvier 1918.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
14-18, Albert Londres : «Me voici en Alsace...»
Dans la même collection
Jean Giraudoux Lectures pour une ombre Edith Wharton Voyages au front de Dunkerque à Belfort Georges Ohnet Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes Isabelle Rimbaud Dans les remous de la bataille

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