La question d'une éventuelle parenté avec Pierre Gagnaire n'est pas un tabou. Il n'y en a pas mais les liens existent : ils ont travaillé ensemble. Pour l'anecdote François avait proposé à Pierre de porter alors une veste blanche anonyme pour ne pas gêner son patron, lequel avait protesté.
Il a travaillé quatorze ans au Puy-en-Velay aux commandes de son restaurant éponyme. Il y avait gagné une étoile. Il en avait subi les contraintes jusqu'au jour où il préféra célébrer l'Auvergne différemment, spécifiquement le terroir de Haute-Loire, plus simplement, et pour sa richesse culinaire.
Le nouveau lieu qu'il a investi est parisien et ne porte plus son nom. Il a choisi celui d'Anicia, qui pourrait être un prénom féminin mais qui est aussi le nom latin de l'ancienne ville romaine du Puy-en-Velay (la ville du départ du chemin de Saint Jacques de Compostelle), et surtout d’une variété de lentille verte.
Le restaurant est facile à trouver dans la longue rue gourmande du Cherche Midi, en face d’une adresse très prisée par la gente féminine en quête de vêtements chics pas chers. Il revendique fièrement la double l’appellation de bistrot et de nature.
Du bistrot il a tous les codes : le rideau velours bleu nuit pour préserver des bruits de la rue et des courants d’air, les petites tables, la grande salle, la banquette courant le long des murs avec des coussins colorés, l’immense cadran d’horloge, de grand diamètre, le noir et blanc des tenues du personnel de salle, un menu tiré chaque jour sur du papier.
De la nature il a tous les ingrédients. François a raison de le clamer. Les noms des fournisseurs figurent en toute transparence sur la carte journalière, de préférence des petits producteurs en circuit-court. Des livres sont disposés sur les cimaises, à portée de main, en hommage, et il met en avant quelques produits d’exception dans les rayonnages d’un mur d’épicerie.
Il célèbre son terroir, le Velay. On ne s'étonne donc pas de voir alignés les alcools Couderc. Et surtout la lentille dont la variété Anicia justifierait à elle seule le nom de l'établissement.
Comme le chef a l’esprit régional, mais pas que, on remarquera le miel Honly (menthe-bergamote, ou pain d'épices-caramel pour ne citer que deux déclinaisons gourmandes).
L'homme a beaucoup à montrer. Les cimaises sont doubles pour permettre d'accueillir aussi des tableaux et des livres de recettes. Certaines ont été imaginées par le chef comme la tarte lentilles myrtilles qui est devenue mythique.
Les pots de fleur de lentille verte du Puy à la terre volcanique sont très étonnants, jouant sur l'illusion d'optique. Cette terre est obtenu en mélangeant (entre autres) beurre pommade, farine de lentille, cacao et poudre de champignons.
Il se dégage une atmosphère contemporaine, très personnelle à François Gagnaire, libéré de la pression de l'étoile, pouvant imposer un style qui lui est propre, en s'exonérant des codes de la bistronomie.
Sur les tables est posé le couteau Arbalète, qui assure une bonne prise en main en restant raffiné. Les plats sont servis dans une vaisselle signée de la maison de céramiques drômoise Jars.
C'est Pascal Michalon, designer et ébéniste originaire du Puy-en-Velay, qui a aménagé le restaurant. Le sol est recouvert de grandes dalles d’ardoise. Les tables sont en chêne massif comme le sont les planches sur lesquelles il pose le cake du gouter. Les bords sont arrondis (ce devrait être obligatoire dans tous les restaurants, c'est tellement plus confortable et facilite le service). Les chaises sont en hêtre massif teinté anthracite.
On ne verra pas de nappe mais c'est une vraie serviette en tissu de grande taille que l'on peut déplier sur nos jambes. L’eau arrive en carafe et vous est servie comme on le ferait pour un vin. Le service est attentionné.
Deux petits sablés au fromage des artisous et au Dôme du Gevaudan sont déposés devant vous le temps que l'entrée soit prête.Les fromages régionaux sont une des grandes spécialités de François Gagnaire qui présente sur le comptoir, dans un "plateau-cave" dessiné sur mesure, un assortiment unique à Paris de fromages d'Auvergne. Qui d'autre offre un tel choix, incluant le fromage de Chirac, la fourme de Valcivières et le petit Polignac à coté d'un relativement classique (parce que plus connu) Saint-Nectaire ?
De grandes jarres renferment le fameux fromage aux artisous (qui ne supporte pas le réfrigérateur) et des loupes sont mises à disposition pour vérifier qu’ils sont habités.
Le menu du marché, servi au déjeuner en trois plats :
Un Velouté de chicorée sauvage, pousses végétales était proposé en entrée mais j'ai choisi la Salade de céréales, poulpe et compagnie.
Ma première surprise est visuelle : c’est beau, d’allure rafraîchissante, joliment dressé. J'aurais pu m'attendre à trouver la lentille verte mais François Gagnaire a opté cette fois pour le quinoa, dont on pense à tort qu’il ne pousse que sur les hauts plateaux d’Amérique latine. Il existe une grosse sélection régionale (auvergnate donc) même si cette céréale est cultivée dans le monde entier.
Les petites graines sont enrichies de boulgour. Certains jours on trouvera des perles du Japon. La combinaison n'est pas secrète mais elle est en tout cas réfléchie. Comme l’est aussi l’assaisonnement. Ce n'est pas une vinaigrette "qui arrache" mais qui au contraire adoucit le piquant de la roquette posée en buisson sur le disque de céréales. Là encore la combinaison n'est pas rigide. Les huiles varient, avec tout de même une prédilection pour l'huile de noisette.
François aime les contrastes, le cru et le cuit, le sucré et le salé mais aussi l’iodé et le confit, le brut et le raffiné. Cela se voit partout, quoique discrètement, dès l'arrivée de la petite coupelle de sablés.
On remarquera du gingembre confit, également des dés de citron. Le poisson fumé est émincé et le poulpe est souple en bouche.
Quelques chips crus glacés de betterave mint (pour que le légume acquiert une forme arrondie) ou chiogga apportent des notes verte ou violine qui répondent à la couleur de l’assiette, toute simple mais revêtue d’un émail très élégant.
Une bavette à l'échalote pommes rustiques arrivait chez mes voisins de table. J'avais préféré le poisson, une Dorade bio beurre aux herbes légumes du marché. Ailleurs on vous plaquerait l’assiette avec le poisson baignant dans la sauce. Pas ici. La saucière est posée doucement sur la table, comme un condiment.
C’est l’hôte qui dose. Un peu, beaucoup, pas du tout. On déguste en liberté. Ceux qui désirent un foie gras constateront qu'il est sous-assaisonné. Parce que, me dira François tout à l'heure, on aime bien tourner le moulin soi-même au-dessus de la tranche
On annonçait des légumes du marché. L’assortiment est digne d’un palace. J’ai reconnu le pois gourmand, la betterave, la pomme de terre, le salsifis, le céleri, les carottes (j'emploie le pluriel parce qu’elles sont de plusieurs variétés), le navet jaune et même les champignons. Et quelques petites pousses de cresson. Le soir ce sont jusqu’à 35 à 40 légumes différents qui composeront la pastorale.
Le pain est cuit chezThevenin, qui est installé à l'angle de la rue Saint Placide, avec un levain infusé au foin de Mezenc, celui-là même qui parfume la Chantilly posée sur le chocolat chaud pour le goûter.
On entend peu la musique, plutôt vintage, qui ne s’impose pas sur les conversations. On laisse les gens se parler. La playlist sera différente à l’heure du goûter, et encore plus le soir.
Trois alternatives étaient proposées comme dessert. Le café tout en douceurs sucrées est incontournable et la Galette frangipane à la Lentille verte du Puy est un plat de saison. Je me suis laissée tenter par Parfait glacé à la verveine jaune Pagès/ Madeleine au miel.
Il faut goûter au moins une fois dans sa vie cette madeleine, fondante, cuite quelques minutes avant d’arriver, servie tiède. Verveine et miel se répondent. C'est que ce dernier ingrédient est présent dans le gâteau comme dans la glace. Une poudre de sablé apporte un peu de croquant.
La carte du midi demeure 5 jours avant d'être renouvelée. Les végétariens trouveront leur bonheur sans qu’il soit nécessaire de coller une estampille Vegan. Et les fondamentaux sont toujours présents. Parmi eux, la truite de Vourzac et l'entrecôte salers mâturée. Et surtout le caviar du Velay, lentille verte du Puy en gelée de crustacés / émietté de tourteau au citron vert, servi dans une boite ronde, comme un caviar, qui est aussi la boite dans laquelle est glissée l'addition.
Et le soir ?
Une inspiration gourmande s'orchestre en un menu en cinq services (entrée, poisson, viande, fromages -très importants ici- et dessert) comme un jeu de découvertes. Là encore les spécialités demeurent à la carte avec une orientation gastronomique.La rusticité tutoie malgré tout la poésie, le menu en fait la démonstration. Quel bistrot revendique un souvenir de Mionnay, "heureux" qui plus est, ou une "pastorale" de légumes ? Des macaronis Zita 18 ? Une promenade en sous-bois/saveurs et douceurs de la forêt enneigée ? Les termes invitent au dialogue. On a envie d'interroger le chef ...
La Salade originale, hivernale et végétale qui est inscrite à la carte du dîner fait immédiatement saliver. La poétique culinaire n’obéit pas à un effet de manche ou un coup de bluff. On la lira dans l’assiette. La cuisine de François Gagnaire est une cuisine qui rassemble.
A l'heure du goûter
On retrouve les délicieuses madeleines, des cookies, une tarte au chocolat, un cake puissamment citronné mais peu sucré, qui n’a pas besoin d'être enjolivé par un glaçage royal ou des tranches de fruits confits pour fondre en bouche.Tout le mois de janvier, on pourra savourer une part de galette des Rois, fourrée d'une crème frangipane et purée de lentilles. Ou la commander entière pour la partager en famille.
On sert alors des cafés bio de L’Arbre à Café, des tisanes et infusions comme celle au Foin du Mézenc, et un chocolat noir Grand Cru Weiss avec son nuage de foin.
J'ai peu étudié la carte des vins mais j'ai tout de même remarqué que parmi les vins vendus au verre il y avait deux crémants de son vigneron de voisin.
Anicia97, Rue du Cherche Midi, 75006 Paris01 43 35 41 50