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Nasser, homme des lettres arabes

Publié le 26 janvier 2018 par Gonzo
Nasser, homme des lettres arabesAffiche pour la célébration à l’opéra du Caire du centenaire de la naissance de Nasser.

Les médias (arabes et égyptiens) auront largement ignoré le huitième anniversaire de la révolution du 25 janvier 2011, tout comme ils avaient passé sous silence, quelques jours plus tôt, la célébration du centième anniversaire de la naissance de Gamal Abdel Nasser (né le 15 janvier 1918). Le souvenir du leader de l’arabisme reste cependant bien vivant pour de nombreux habitants de la région, et son fantôme continue de hanter les hommes politiques qui lui ont succédé. En 2008, les problèmes qui avaient entouré la réalisation et la diffusion d’un biopic télévisé (voir ce billet) avaient bien montré qu’il continuait à faire figure d’épouvantail pour les puissants du moment. En janvier 2013, au temps du président Mohammed Morsi, les autorités avaient tenté de « nettoyer » le mausolée où se trouve sa tombe dans une vaine tentative pour exorciser ce mauvais esprit. À l’automne 2016, un très modeste musée dédié à sa mémoire était enfin inauguré… presque en catimini et près de 50 ans après sa mort !  Quant aux rares célébrations qui ont marqué le centenaire de sa naissance, elles doivent beaucoup à l’initiative de Helmy Namnam (à son sujet, voir ce billet), l’ancien ministre de la Culture qui vient d’ailleurs d’être remercié et qui avait voulu ce programme. « Une nuit à l’opéra » (pour reprendre à dessein le titre du film des Marx Brothers), durant laquelle on aura « exécuté », à l’heure où l’Égypte offre une caricature du délabrement régional, quelques-uns des thèmes musicaux les plus célèbres de l’époque, à commencer par l’inévitable opérette nationaliste La Grande Patrie (que vous pouvez visionner, avec quelques commentaires sur cet étonnant genre musical, ici).

Nasser, homme des lettres arabesCouverture de la revue (plus que centenaire) Al-Hilal.

Au moment où il quitte ses bureaux à Londres et à Beyrouth pour se « redéployer » à l’avenir, sous format uniquement numérique, depuis Dubaï, le quotidien Al-Hayat aura pour sa part trouvé une manière à la fois originale et intéressante de célébrer le grand disparu (الراحل الكبير ) en consacrant deux papiers à la « présence » du leader de l’arabisme dans la littérature. Sous le titre « Nasser, prisonnier et geôlier du roman arabe »  (جمال عبد  الناصر في الرواية العربية… زعيماً وسجاناً), l’écrivain syrien Nabil Souleiman souligne la place exceptionnelle, dans la fiction moderne, de cette grande figure historique qui apparaît dans nombre de romans comme un personnage à part entière.

Il cite en exemple un des chefs-d’œuvre de Gamal Ghitany (جمال الغطاني), Le livre des illuminations (كتاب التجليات), traduit en français par Khaled Osman 15 ans après sa parution en arabe, en 1990. En proie à la transe mystique, le narrateur, qui porte le nom de l’auteur, s’engage dans plusieurs dialogues d’outre-tombe : avec le maître soufi Ibn Arabi, ou bien avec son père ou encore Nasser, lesquels finissent par se fondre l’un et l’autre dans son imagination. Une veine fantastique que l’on retrouve dans une œuvre récente d’un romancier omanais, Suleiman al-Mi’marî (سليمان المعمري), qui a publié en 2013 un récit au titre accrocheur : Celui qui n’aimait pas Abdel Nasser (الذي لا يحب جمال عبد الناصر). Il y imagine les tourments de l’ancien président qui rêve de sortir de sa tombe pour saluer la révolution de janvier 2011. Mais la chose n’est possible, comme le lui explique le gardien du cimetière, que si cette demande provient de quelqu’un qui le déteste ! On finit par dénicher cette perle rare, en la personne du descendant d’un propriétaire terrien, proche des Frères musulmans, dépossédé de ses biens à l’occasion de la réforme agraire mise en œuvre à partir de juillet 1952, quelques semaines après la révolution des Officiers libres.

D’autres romans mettent en scène Nasser, mais de façon moins centrale, poursuit Nabil Suleiman, qui cite Salma (سلمى), un texte du Saoudien Ghazi Al-Goseibi (غازي القصبي) et surtout L’amour en exil (الحب في المنفى) publié en 1995 par l’Égyptien Baha Taher (بهاء طاهر ). Cette figure de la gauche égyptienne, de la génération de Sonallah Ibrahim, y met en scène deux journalistes égyptiens qui assistent à l’invasion de Beyrouth par les troupes israéliennes en 1982, événement qui les incite à se remémorer la mort de l’ancien président, « coupable » par sa défaite en 1967, aux yeux des deux protagonistes, d’avoir ouvert ce cycle de défaites dans lequel ils sont eux-mêmes enfermés. Nasser, comme le rappelle Nabil Suleiman, fait son apparition dans bien d’autres productions romanesques, notamment dans ce que l’on appelle en Syrie « les romans de la défaite de 1967 » avec un auteur comme Mamdouh Azzam dans Terre de parole (ممدوح عزام  – أرض الكلام – 2005).

Ce bref panorama se termine par la mention de Naguib Mahfouz (نجيب محفوظ) qui évoque Nasser dans ses textes, le plus souvent sous forme d’allusions plus ou moins transparentes, par exemple dans Dérives sur le Nil (ثرثرة فوق النيل – 1966) ou encore Miramar (ميرامار – 1967) mais également, dans Devant le trône (أمام العرش), un texte relativement peu connu de 1983 dans lequel Nasser comparait devant le tribunal suprême – le tribunal de l’Histoire, ou celui du Jugement dernier ? – pour se faire accuser, par diverses grandes figures locales (de Ramsès à Saad Zaghloul), d’avoir été celui qui a fait à son pays à la fois le plus de bien et de mal.

Nasser, homme des lettres arabes
Logo de la page Facebook pour le centenaire de la naissance de Nasser

En contrepoint, l’Irakien Muhammad Mazloum (محمد مظلوم) se tourne vers la production poétique avec un article intitulé (à peu près, il y a un jeu de mots en arabe que j’essaie de rendre à ma façon) : « Le poète et Nasser-le-victorieux : une figure torturée » (الشاعر و «الناصر» والصورة القلقة). De son point de vue, le traitement étonnamment contrasté de cet archétype du héros par les poètes arabes s’explique par l’existence d’une relation d’amour et de haine fort complexe. Ainsi, le grand homme qu’encensait l’Irakien al-Jawâhirî (لجواهري ) subissait dans le même temps les foudres du Syrien Badawi al-Jabal (بدوي_الجبل) qui le comparait aux pires tyrans dont l’histoire avait retenu les noms. Il sera imité en cela par les poètes égyptiens proches des Frères musulmans, à commencer par Sayyid Qutb (سيد قطب, exécuté par le régime nassérien en 1966) dans son célèbre poème intitulé Houbal (هبل, du nom d’une divinité pré-islamique – texte arabe ici).

Plus étonnant encore, nombre de poètes sont passés d’un pôle à un autre ce qui les a obligés, dans bien des cas, à revenir sur leurs propres textes. On voit ainsi le très grand poète irakien Sayyab (بدر شاكر السياب) supprimer le nom de Nasser dans un poème écrit en 1956 – le Syrien Adonis effacera quant à lui une dédicace… – pour y substituer, quelques années plus tard, celui de l’émir Sayf al-Dawla, tandis que les éloges d’al-Bayâtî (البياتي), autre grand nom irakien de la modernité poétique des années 1960, se transformeront en malédictions après la défaite de 1967.

Même si l’on observe une trajectoire similaire chez l’Égyptien Salah Abdel-Jabbour (صلاح عبد الصبور ), Nizâr Qabbânî (نزار قباني) se distingue en allant résolument à contre-courant de l’opinion générale. Ses critiques vis-à-vis du leader du monde arabe et de son autoritarisme, à une époque où rares étaient ceux qui se risquaient à le faire, ne l’empêcheront pas, quelques années plus tard, de lui livrer un vibrant hommage lors de sa mort, le seul que le poète syrien ait jamais accepté de composer pour un dirigeant arabe : « Le maître dort, du sommeil du glaive revenu d’une de ses campagnes / Le maître dort, comme un enfant assoupi / au cœur d’un bois / Le maître dort / Comment imaginer la mort de la quatrième pyramide ? (السيّدُ نامَ كنومِ السيفِ العائدِ من إحدى الغزوات/ السيّدُ يرقدُ مثلَ الطفلِ الغافي/ في حُضنِ الغابات/ السيّدُ نامَ/ وكيفَ أصدِّقُ أنَّ الهرمَ الرابعَ مات؟)

Enfin, alors que les poètes libanais restent à l’écart de ces célébrations ou de ces imprécations, Muhammad Mazloum relève que les Palestiniens se distinguent par leur ferveur exceptionnelle à l’égard de la grande figure nationale dont la disparition, en 1971, sera ainsi saluée par Mahmoud Darwich dans un poème intitulé L’homme à l’ombre verte (الرجل ذو الظل الأخضر ) : Nous vivons avec toi / Nous marchons avec toi / Nous avons faim avec toi / Et, à ta mort / Nous essayons de ne pas mourir avec toi ». (نعيشُ معكْ/ نسيرُ مَعكْ/ نجوعُ معكْ/ وحينَ تموتُ/ نحاولُ ألا نموتَ معَكْ)


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