Nous sommes en guerre. Économique et sociale.
Règne. Le monde risible –celui qui nous afflige– s’évertue à nous mortifier, à nous inquiéter, à nous bousculer jusques et y compris dans nos raisonnements. De nos yeux irisés, nous contemplons le macronisme ambiant avec d’autant moins de détachement que pour le contrer (le combattre vraiment), au regard de l’ampleur des modifications en cours, les mots et les méthodes anciennes ne suffisent plus. Il y a les rêves. Et la réalité. Dans nos songeries ambulatoires et par mégarde altruistes –toute flânerie se prête à contresens–, nous imaginons que ceux qui tiennent la boutique en notre nom, tombant un beau jour sur un Jaurès pour les nuls, soient saisis d’un retour sur image digne des origines de la République et se mettent à reconsidérer leur toute-puissance de «sachants». Nous n’ignorons pas les facteurs déterminants qui ont conduit à fusionner les sphères du pouvoir et de l’argent: la libre circulation des capitaux, l’écart croissant des rémunérations, les privatisations des entreprises publiques, etc. Un haut fonctionnaire du Conseil d’État nous le glissait récemment: «Nous nous sommes dit, enfin, on nous a fait comprendre, que la finance était le vrai champ de bataille et que là se jouait désormais la partie. Et puis, un jour, tout a été mis en place pour faire d’un banquier anciennement énarque le président de cette entreprise France afin d’accélérer la mutation. C’était le bon tempo, le moment de bascule… quitte à bazarder plus ou moins en douceur des pans entiers de notre histoire sociale.» L’homme parlait bien sûr de Mac Macron, à qui il reconnaissait une seule qualité: «On affirme que nul ne règne sincèrement ; que le faire-accroire relevait de notre savoir-faire “politique’’. Lui, ce n’est pas son cas. Il avance et nous savons où il va. Il veut rompre avec ce qui a fait la grandeur de la France, à la Libération.» Comprenez: celle du Conseil national de la Résistance.
Résistants. Ne vous pincez pas, même l’ineffable Alain Minc l’exprime, à sa manière (d’où nos rires et nos sarcasmes). Dans son dernier livre, intitulé "Une humble cavalcade dans le monde de demain" (Grasset), notre grand penseur déclare vouloir provoquer les capitalistes en instruisant le procès du «trop, c’est trop» de la finance. Vous avez bien lu. Préoccupé par le creusement inexorable des inégalités – 82 % des richesses produites dans le monde vont dans les poches des plus riches, le 1% du haut du panier –, Alain Minc met en garde contre cette «vague qui monte» dans les opinions et exhorte ses amis du CAC 40 et de Wall Street de retrouver le «sens commun», faute de quoi «une révolte ébranlera les positions de pouvoir» que ses copains croient «si solides». Le théoricien de la «mondialisation heureuse» n’oublie pas de tancer au passage les Gafa (les sociétés géantes Google, Amazon, Facebook et Apple), dont les empires, façon monopoles, deviennent plus puissants que les États eux-mêmes, ce qui fâche beaucoup (sic) notre conseiller des princes… Chers lecteurs, vous aurez raison de rappeler au bloc-noteur que nous n’avons pas attendu la parole divinisée d’Alain Minc pour être lucides. Sommes-nous toutefois bien conscients de ce qui se passe en France? Notre conseiller d’État se montre radical: «Demain, après-demain, le président aura tellement poussé ses pions que tout retour en arrière sera presque vain.» Autre manière de nous suggérer que nous sommes en guerre, bien qu’il n’emploie pas le mot, qui n’a pourtant rien d’une métaphore, ni d’une exagération. Cette guerre, économique et sociale, est une guerre de classes, l’une des plus brutales auxquelles nous ayons été confrontés depuis quarante ans. Elle provoque ses blessés, ses collabos et ses résistants aussi, tapis dans la clandestinité – pour l’instant. Ne l’oublions jamais: nos aïeux résistants du CNR ne résistaient pas seulement, ils inventaient, dans le mouvement continu de leurs combats, la société future avec l’exigence d’un seul horizon, «l’intérêt général». Porté par cet héritage, le temps de l’invention arrive. Sans parler de l’indispensable déplacement de notre stratégie. Nous y reviendrons…
[BLOC-NOTES Publié dans l'Humanité du 26 janvier 2018.]