Grand théoricien de la composition, Poussin est certainement celui qui a poussé le plus loin l’esthétique du pendant classique.
Poussin
Victoire de Josué sur les Amoréens
Poussin, 1624-25, Musée Pouchkine Moscou
Victoire de Josué sur les Amalécites
Poussin, 1624-25, Ermitage, Saint Petersbourg
Ces victoires de Josué furent toutes deux marquées par un prodige, que Poussin a représenté en haut de chaque pendant.
« Alors Josué parla à Yahweh, le jour où Yahweh livra les Amoréens aux enfants d’Israël, et il dit à la vue d’Israël: Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, lune, sur la vallée d’Ajalon! Et le soleil s’arrêta, et la lune se tint immobile, jusqu’à ce que la nation se fut vengée de ses ennemis. » Josué, 10: 12 « Lorsque Moïse tenait sa main levée, Israël était le plus fort, et lorsqu’il laissait tomber sa main, Amalec était le plus fort. Comme les mains de Moïse étaient fatiguées, ils prirent une pierre, qu’ils placèrent sous lui, et il s’assit dessus; et Aaron et Hur soutenaient ses mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre; ainsi ses mains restèrent fermes jusqu’au coucher du soleil . Et Josué défit Amalec et son peuple à la pointe de l’épée ». Exode 17: 11, 13
Une fois passée l’impression de trop-plein cahotique et de tourbillonnement général, on se rend compte que les deux compositions suivent le même schéma : au centre un piton rocheux épargné par la bataille ; autour, un mouvement centrifuge des ennemis, repoussés dans les deux sens à l’image d’une marée qui reflue.
Un groupe remarquable se retrouve décalqué de manière symétrique dans les deux tableaux :
- dans le premier, un général à cheval indique le sens de la poussée ; juste en dessous, trois hommes de profil, groupés autour d’un cheval, avancent vers la droite ;
- de même, dans le second, deux cavaliers indiquent le sens de la poussée ; juste en dessous, trois combattants vus de profil avancent comme un seul homme vers la gauche.
Dans ces tableaux de jeunesse marqués par l’ivresse de la profusion et l’exhibition de la virtuosité, un besoin de simplicité est déjà à l’oeuvre sous le grouillement des postures.
Le passage de la Mer Rouge
Poussin, 1632-1634, Victoria Gallery of Arts
L’adoration du Veau d’Or
Poussin, 1633-34, National Gallery, Londres
Images en haute définition :
http://www.ngv.vic.gov.au/explore/collection/work/4271/
https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/nicolas-poussin-the-adoration-of-the-golden-calf
Ces deux pendants ont été commandés en 1632 par le riche marchand Amedeo dal Pozzo, qui voulait décorer une pièce de son palais de Turin avec des scènes de la vie de Moïse. Ils se lisent chronologiquement.
Dans le premier, Moïse sort le dernier de la mer qui vient de se refermer sur les soldats de Pharaon, et remercie Dieu, symbolisé par le nuage noir sur la droite. Au premier plan, les Hébreux récupèrent dans les eaux les armes des soldats noyés.
Dans le second, les mêmes célèbrent l’idole qu’ils ont construite pendant l’absence de Moïse, monté sur le mont Sinaï.
On le voit à l’extrême gauche, brisant les Tables de la Loi à la vue de ces bacchanales. Juste après, il fera massacrer les impies par ceux qui lui sont resté fidèles.
Les deux pendants sont liés par la présence de Moïse de part et d’autre de la bande de séparation. Cet espace en hors champs prend ici, par l’intelligence de la composition, une valeur particulière : à la fois obstacle naturel (comme la mer ou la montagne) et lieu sacré d’où émane la puissance divine. C’est par ce hiatus, par ce non-peint que l’artiste-créateur insuffle sa puissance dans l’Oeuvre, et c’est de là que doit partir l’oeil du spectateur pour lire de droite à gauche le premier acte, et de gauche à droite le second.
Les deux scènes illustrent deux moments de liesse qui s’opposent par leur valeur morale : joie pure d’avoir été sauvé par Dieu, joie fallacieuse de lui avoir désobéi. Le geste d’invocation du faux guide, Aaron (le bras tendu vers la terre) contrefait celui du vrai prophète, Moïse (le bras tendu vers la ciel).
Notons que les deux épisodes se situent juste après un miracle (l’ouverture de la Mer Rouge et l’apparition sur le Sinaï) ; mais aussi juste entre deux massacres : celui des Egyptiens et celui des Hébreux impies.
Grand maître de l’ellipse, Poussin ajoute au non-peint spatial un non-dit temporel : les armes récupérées d’un côté sous-entendent de l’autre le massacre imminent.
Paysage avec des voyageurs au repos Paysage avec un homme buvant
Poussin 1637-1638, National Gallery, Londres
Ce pendant très simple oppose deux parcours en S : celui du chemin de terre et celui du ruisseau. Poussin exploitera cette idée dans d’autres pendants, comme nous allons le voir.
Paysage avec saint Matthieu et l’Ange
Poussin, 1640, Berlin, Staatliche Museen
Paysage avec saint Jean à Patmos
Poussin, 1640, Chicago Art Institute
Haute résolution : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/landscape-with-saint-john-on-patmos/VgEd702T99UWlA?hl=en
Ces deux tableaux ont été peints pour l’abbé Gian Maria Roscioli, secrétaire du pape Urbain VIII à Rome. On ne sait pas s’il s’agit d’un pendant ou d’une série inachevée (peut être à cause de la mort de l’abbé en 1640, ou du départ de Poussin de Rome).
Plusieurs arguments militent néanmoins en faveur d’une conception en pendant :
- le parti-pris très contraignant choisi (un premier plan de formes géométriques avec le saint en miniature, devant un vaste paysage) aurait conduit à la lassitude, sauf à changer de formule pour les deux autres évangélistes ;
- les deux saints se font face, chacun escorté de son symbole distinctif (l’Ange et l’Aigle) ;
- les deux paysages se complètent tout en jouant avec les règles classiques : le paysage terrestre est centré sur un large fleuve tandis que le paysage maritime marginalise la mer ;
- au S de la voie d’eau répond le S du chemin de terre.
Une raison plus profonde tient peut être au couple particulier de ces deux évangélistes parmi les quatre : tandis que Marc et Luc ont comme symboles des animaux qui marchent (le Lion et le Taureau), ils ont quant à eux des êtres qui volent :
- Matthieu a pour symbole un ange à figure d’homme : selon Saint Jérôme, c’est parce qu’il insiste surtout, dans son évangile, sur l’humanité du Christ.
- Quant à Jean, si son symbole est l’Aigle qui vole plus haut et voit tout, c’est parce qu’il insiste au contraire sur sa divinité.
Raison pour laquelle, peut être, le paysage derrière Matthieu nous montre une ville aux pieds d’une tour, et celui derrière Jean un temple à côté d’un obélisque.
Paysage avec les funérailles de Phocion
Poussin, 1648, Cardiff, Musée national du Pays de Galles
Paysage avec les cendres de Phocion
Poussin, 1648, Walker Art Gallery, Liverpool
Ce thème rarissime a été illustré en 1648 pour un des collectionneurs de Poussin, le marchand de soie lyonnais Sérisier. Phocion était un homme d’état athénien du IVe siècle av. J.-C. qui fut accusé injustement de trahison, condamné à s’empoisonner, et interdit de sépulture dans la cité.
Les funérailles
Un détail du tableau, puisé directement chez Plutarque, passe comme l’exemple même de l’érudition de Poussin, :
« Ainsi, ayant représenté dans un paysage le corps de Phocion que l’on emporte hors du pays d’Athènes comme il avait été ordonné par le peuple, on aperçoit dans le lointain, et proche de la ville, une longue procession qui sert d’embellissement au tableau et d’instruction à ceux qui voient cet ouvrage, parce que cela marque le jour de la mort de ce grand capitaine qui fut le dix-neuvième de mars, le jour auquel les chevaliers avaient accoutumé de faire une procession à l’honneur de Jupiter » » A. Félibien, Vie de Poussin, VIIIe entretien sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, 1688
Cette érudition n’est pas gratuite : il s’agit surtout de souligner, avec Plutarque, que
« c’était un très-grief sacrilège encontre les dieux , que de n’avoir pas à tout le moins souffert passer ce jour-là, afin qu’une fête si solennelle comme celle-là ne fût point polluée ni contaminée de la mort violente d’homme. » Plutarque, traduction Amyot, 1567
Le cadavre, emporté hors d’Athènes pour être brûlé, est cité par Fénelon comme un exemple de réalisme empathique :
« POUSSIN
Le mort est caché sous une draperie confuse qui l’enveloppe. Cette draperie est négligée et pauvre. Dans ce convoi tout est capable d’exciter la pitié et la douleur.
PARRHASIUS
On ne voit donc point le mort ?
POUSSIN
On ne laisse pas de remarquer sous cette draperie confuse la forme de la tête et de tout le corps. Pour les jambes, elles sont découvertes : on y peut remarquer, non seulement la couleur flétrie de la chair morte, mais encore la roideur et la pesanteur des membres affaissés. »Fénelon, Dialogue des morts, 1692-95, composé pour l’instruction du Duc De Bourgogne
Le brancard passe juste à l’aplomb du cénotaphe auquel Phocion aurait eu droit, et sous un poète qui regarde ailleurs.
Plus bas, un cavalier quitte la ville au galop. Il va bientôt doubler le lent char à boeuf sur lequel deux silhouettes voilées sont assises : peut-être la famille de Phocion bannie d’Athènes, bien que ce détail ne figure pas dans Plutarque.
Quoiqu’il en soit, le chemin en S permet à Poussin d’étager trois types de locomotion (à cheval, en char, à pieds) et de construire, autour du troupeau immobile, une dynamique qui mène l’oeil jusqu’au coeur du second pendant. [1]
Les cendres
« Et il y eut une dame mégarique, laquelle se rencontrant de cas d’aventure à ces funérailles avec ses servantes, releva un peu la terre à l’endroit où le corps avait été ars et brûlé, et en fit comme un tombeau vide, sur lequel elle répandit les effusions que l’on a accoutumé de répandre aux trépassés. » Plutarque, traduction Amyot, 1567
La dame recueille pieusement les cendres, sa servante fait le guet devant une foule indifférente : l’escamotage du héros, commencé à Athènes, est parachevé à Mégare. L‘ombre du deuil couvre l’emplacement du bûcher, qui se trouve juste à l’aplomb de l’élément culminant de la cité : le rocher.
Ainsi, plus pérenne que les temples, le souvenir de Phocion est désormais intégré au centre même du paysage : avec ce rocher troué, la Nature lui offre le tombeau vide que les hommes lui ont refusé.
Paysage avec Orphée et Eurydice
Poussin, 1648 , Louvre, Paris
Paysage avec un homme tué par un serpent – Les Effets de la terreur
Poussin, 1648, National Gallery, Londres
Le serpent d’Eurydice
A gauche, nous sommes le jour même des noces entre Orphée et Eurydice, comme le montrent les deux couronnes fleuries posées au pied des deux arbres. En contrepoint, de l’autre côté de l’eau et du tableau, deux colonnes de fumée s’élèvent au dessus du mausolée d’Hadrien : bûchers funèbres qui nous rappellent que de l’arbre à la cendre, de l’ici-bas à l’au-delà, il n’y a qu’un fleuve à traverser.
Prolongeons vers le bas le tronc marqué du manteau rouge : voici Orphée jouant de la lyre.Prolongeons de même le mat du bateau, et son reflet : voici Eurydice à genoux, faisant un geste d’effroi.
Prolongeons la canne du pêcheur : voici le serpent qui vient de la piquer mortellement.
Surgie de l’ombre vers la lumière, la fatalité vient de faire irruption dans ce monde idyllique, dont seul le panier renversé et le geste d’Eurydice trahissent la perturbation. [2]
Le serpent mystérieux
Le second tableau, très énigmatique, n’a pas de source littéraire connue, et a fait l’objet d’une abondante littérature [3] . Voyons si la lecture en pendant peut nous apporter quelques lueurs.
Au centre, marquée par le reflet des tours comme Eurydice par celle du mât, une voyageuse a laissé tomber son cabas et lève les bras dans le même geste d’effroi. Elle vient d’apercevoir un homme qui s’enfuit, à peu près à l’emplacement d’Orphée dans l’autre tableau. Qu’a vu cet homme, à la différence d’Orphée qui ne voit rien ? Un cadavre sur le bord du lac, recouvert par un grand serpent, à peu près à l’emplacement de la minuscule vipère.
Si les trois acteurs principaux se trouvent à peu près au même emplacement dans les deux compositions, les plans du décor se décalquent eux-aussi, pour peu qu’on inverse les plages de terre et les plages d’eau (comme dans le pendant des voyageurs de 1637) : à gauche, nous avons au premier plan la rive du drame, puis une voie d’eau, puis la rive de la citadelle et du bateau qu’on hâle ; à droite, le lac du drame, puis un chemin de terre, puis le lac sous la citadelle et le bateau qui vogue.
Dans le premier tableau, il n’y a aucune distance, ni temporelle ni spatiale, entre l’objet et le sujet de la terreur : celle-ci, instantanée et locale, ne perturbe pas le reste du paysage. Dans le second, il y a propagation de la terreur dans un sens (le serpent effraye l’homme qui effraye la femme) et de la compréhension de sa cause dans l’autre (la femme voit l’homme qui voit le serpent). Ce zig-zag contamine toute la composition, car qui peut croire que la terreur va s’arrêter à la femme, et la menace au premier plan ? D’un lac à l’autre, le serpent ou la peste peuvent progresser, eux-aussi en zig-zag, jusqu’à la ville à l’horizon.
S’ils n’est pas certain qu’ils aient été conçus pour être présentés en pendant [4], les deux tableaux constituent en tout cas deux variantes d’une réflexion sur la terreur de la mort :
- le premier met en image le drame individuel d’une mort annoncée et comprise
- le second, le drame collectif d’une mort advenue et obscure.
L’ombre drapée de Phocion. Ekphrasis et dévoilement générique chez Fénelon, Olivier Leplatre, https://www.revue-textimage.com/conferencier/02_ekphrasis/leplatre.pdf
« La Leçon de peinture du Duc de Bourgogne : Fénelon, Poussin et l’enfance perdue », Anne-Marie Lecoq,Le Passage,2003 [2] Pour une analyse différente, mais stimulante : https://delapeinture.com/2010/03/04/orphee-et-eurydice-de-nicolas-poussin/ [3] Pour une explication par le narcissisme, voir http://www.appep.net/mat/2014/12/EnsPhilo604BouchillouxEnigmePoussin.pdf [4] La présence du serpent dans les deux tableaux en fait des pendants possibles, ainsi que la proximité de date avec les pendants de Phocion. Cependant, le tableau du Louvre semble avoir été tronqué en haut et en bas, ce qui rendrait les tailles incompatibles.