Les compagnons couvreurs

Par Jean-Michel Mathonière

Le texte suivant est un article sur les compagnons couvreurs que j'ai publié dans le n° 3 (septembre-octobre 2003) de la revue Nos Ancêtres, vie & métiers. J'ai simplement profité du transfert de cet article sur le blog, cette fois in-extenso, pour en enrichir un peu l'illustration.

Alors que l’art de la couverture possède des racines très anciennes, ce n’est pourtant qu’en 1703 que naissent les compagnons couvreurs du Devoir, en même temps que les compagnons plâtriers – du moins si l’on en croit le tableau de préséance adopté par les sociétés dites « du Devoir » en 1807.

Il est cependant assez probable que le métier de couvreur était déjà organisé en compagnonnage bien avant cette date. Le début du XVIIIe siècle correspond en fait à une période où consécutivement aux poursuites dont certains compagnonnages firent l’objet durant la seconde partie du XVIIe siècle (Résolution de la Sorbonne, 1655), ceux-ci cherchèrent si ce n’est à s’unifier en une seule organisation, du moins à tisser entre eux des liens plus étroits au travers un modèle de type familial, les liens généalogiques, réels ou supposés, recouvrant une forme de hiérarchie. Le développement actuel des recherches historiques montre aussi que face aux suspicions religieuses – nous sommes à l’heure de la Contre-Réforme et de la Révocation de l’Édit de Nantes –, nombre de sociétés compagnonniques semblent alors avoir misé sur une affirmation très forte de leur catholicité, quitte à devoir modifier leurs légendes et leurs rites, les références à Salomon comme fondateur pouvant faire songer qu’ils subissaient l’influence protestante.

Le Père Soubise


Le Père Soubise et Maître Jacques devant le massif de la Sainte-Baume. Lithographie compagnonnique de Bourguet, Forézien Bon Désir, compagnon tisserand-ferrandinier du Devoir, vers 1900.

Détail révélateur, les compagnons couvreurs appartiennent en effet, comme les plâtriers, à la famille des « enfants du Père Soubise », leurs « pères » de 1703 étant les compagnons charpentiers « bondrilles ». Ces derniers étaient jusqu’alors les seuls enfants de ce fondateur plus ou moins mythique, la grande majorité des compagnonnages se rattachant à Maître Jacques, quelques autres à Salomon. Les légendes compagnonniques sont contradictoires quant à la personnalité « historique » de Soubise : tantôt il apparaît comme étant un collègue de Maître Jacques, tailleur de pierre ayant œuvré dans l’Antiquité sur le chantier du temple de Salomon ou sur le chantier médiéval des tours de la cathédrale d’Orléans (plus de deux millénaires d’écart, ce qui n’est guère gênant pour les légendes !), tantôt il apparaît sous la figure d’un moine bénédictin qui, au cours du XIIe siècle, aurait transmis aux Compagnons les bases fondamentales du « Trait » (la géométrie descriptive). Mais si l’on en croît les rites initiatiques que pratiquaient les compagnons charpentiers jusqu’au début du XXe siècle, il semble bien que si Soubise était effectivement un religieux, c’était plutôt et avant tout un confesseur de type « père fouettard » ! Vu sous cet angle, le portrait composite qu’en offrent les légendes trahit donc bel et bien l’influence capitale de la Contre-Réforme. La figure de Maître Jacques appelle les mêmes remarques tant elle emprunte aux divers saints Jacques de l’hagiographie chrétienne – et tout particulièrement à l’auteur de l’Épître.

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Une tradition enracinée dans le Val de Loire.

Quoi qu’il en soit de la « préhistoire » des compagnons couvreurs et de la personnalité réelle du Père Soubise, c’est là une tradition fortement enracinée dans le Val de Loire dès le début du XVIIIe siècle. Plus encore, c’est une tradition de l’ardoise avant que d’être aussi celle de la tuile. La large diffusion de l’ardoise angevine par voie fluviale entraîne le déplacement des spécialistes capables de l’employer selon les règles de l’art. La géographie des sièges des compagnons couvreurs du Devoir est à cet égard très significative : les principaux sont Nantes, Angers, Tours et Orléans, avec plusieurs sièges secondaires dans des villes comme Saumur et Blois, tandis que le reste de la France n’est représenté que par Bordeaux, Lyon, Dijon et enfin, mais marginalement, Paris. C’est également le Val de Loire qui forme le plus important bassin de recrutement de ce métier, avec le Maine et la Bretagne voisine, de sorte qu’y sont apparues de véritables dynasties familiales où se sont transmis non seulement les règles de l’art, mais aussi cette force de caractère et cette fierté exemplaires qu’on peut qualifier d’« esprit Soubise ».


Champ de conduite des compagnons passants couvreurs de Tours, vers 1830. Musée du Compagnonnage, Tours. D.R.

Les Bonvous

Une de ces lignées est celle des Bonvous. Dès le XVIIIe siècle, cette famille de couvreurs angevins est présente dans le compagnonnage. Mais c’est à la fin du XIXe et au début du XXe siècle qu’elle possède ses deux plus illustres représentants, Auguste et Alfred.

Après son tour de France de compagnon couvreur, Auguste Bonvous (1869-1936), dit « Angevin la Fidélité », s’établit comme entrepreneur à Angoulême. Il défend le compagnonnage par la plume et la parole, se préoccupant de son avenir dans une société en pleine mutation. Dès 1902, il publie une Étude sur les corporations compagnonniques où il préconise des réformes de structure qui seront appliquées un demi-siècle plus tard. Il crée aussi la Revue des groupes fraternels des Compagnons du tour de France qui servira de bulletin de liaison pour les compagnons mobilisés durant la Grande Guerre.

Alfred Bonvous (1852-1929) n’avait pas le même tempérament que son frère cadet Auguste. Né à Beaufort-en-Vallée (49), il est admis dans le Devoir à Nantes lors de la Saint-Pierre 1874, sous le même nom que son grand-père paternel : « Angevin la Clef des Cœurs ». Il voyage ensuite dans le Midi de la France et les compagnons de Bordeaux l’envoient sur un chantier en Espagne. Arrivé à Lyon, il est dirigé sur un grand chantier en Suisse. Il revient ensuite dans son pays natal et, en 1877, il s’établit à son propre compte à Angers.

Il s’impose très vite comme l’un des plus grands techniciens de la couverture. Il participe à la restauration de nombreux monuments historique et, très soucieux de la transmission de son savoir, s’investit beaucoup dans l’enseignement professionnel, recevant les Palmes académiques ainsi que le titre de « Premier Ouvrier de France ». Couvert d’honneurs, il reste modeste et poursuit son travail et son œuvre de transmission ; en 1886, il écrit ainsi aux compagnons :

« Oui, mes chers amis, soyons franchement compagnons et sachons toujours suivre les règles du Devoir, appliquons-nous à montrer l’exemple par notre conduite et dévouons-nous à enseigner ce que nous avons été heureux d’apprendre. Le travail chasse la mauvaise compagnie, nous élève vis-à-vis des hommes et nous rend agréable à Dieu, en perfectionnant son œuvre matérielle. »

L’émouvant hommage d’un père à son fils

Son fils Alfred, né en 1888, marche sur ses traces. Élève de l’École régionale des Beaux-Arts d’Angers, c’est lui aussi un excellent couvreur. Il est reçu compagnon à Paris en 1906 sous le nom d’« Angevin Cœur de France ». Très vite, il s’impose comme l’un des responsables de sa corporation.


Témoignage du passage d'Alfred Bonvous à la Sainte-Baume Saint-Maximin le 7 juillet 1909. Registre des passages. D.R.

C’est à cette époque que germe dans l’esprit de son père l’idée de restaurer le grand chef-d’œuvre des compagnons couvreurs de la cayenne d’Angers. Réalisée en 1838, cette magnifique pièce était le fruit du travail des compagnons Godou, dit « L’Angevin le Florissant », Abafou, dit « L’Angevin la Victoire », et Nogué, dit « L’Angevin la Sincérité ». En 1886, le chef-d’œuvre est en mauvais état et Alfred Bonvous, admiratif devant toutes les difficultés du métier que combine harmonieusement cette réalisation, appelle ses Coteries (terme par lequel se nomment entre eux les compagnons couvreurs) à le faire restaurer.

Sur cette photographie de l'assemblée de Toussaint 1868 des compagnons passants couvreurs d'Angers, on voit en arrière-plan leur fameux chef-dœuvre. Musée du Compagnonnage, Tours. D.R.

Hélas, vingt-cinq ans plus tard, faute d’entretien, le chef-d’œuvre a totalement disparu. Il n’en reste que les plans. Et c’est finalement à lui, Alfred Bonvous, et à son fils qu’échoit l’honneur de reconstituer ce symbole de la corporation.

Ils se mettent à l’œuvre tous les deux en 1913. Mais un an plus tard, la guerre interrompt le chantier. « Angevin Cœur de France » est mobilisé. Il tombe à Verdun le 18 juillet 1916.

Cette mort brutale sera un déchirement pour son père. Désormais seul, il décide d’honorer la mémoire de son fils par ce qui les unissait le plus profondément, l’amour du travail bien fait. Il taille une à une les 7 598 ardoises qui composent la couverture du chef-d’œuvre d’Angers. Au terme de plus de 3 700 heures de travail, pour l’Ascension 1921, la restauration est achevée, suscitant l’admiration de toute la corporation.

Le 15 août 1931, le grand chef-d’œuvre d’Alfred Bonvous fut présenté à l’Hôtel de Ville de Tours, puis déposé au musée du Compagnonnage. Cliché Musée du Compagnonnage, D.R.

En découpant l’ardoise, Alfred Bonvous a aussi orné le chef-d’œuvre du blason des villes-sièges de sa société, ainsi que de cœurs alternés portant tantôt une fleur, tantôt une clef, armes parlantes de « Cœur de France » et de « La Clef des Cœurs ». Enfin, des lettres d’ardoises forment l’inscription suivante :

« Bonvous Angevin la Clef des Cœurs à Angevin Cœur de France mon fils tué à Verdun 1916. Fais bien, laisse dire [devise des Soubises]. N’oublions jamais 1914. La fin couronne l’œuvre. UVGT. 1921. » [UVGT = Union, Vertu, Génie, Travail ; c’est là la devise générale des enfants de Soubise.]

Huit ans plus tard, le père rejoignait le fils. Si les couvreurs sont toujours au plus près du ciel, ces deux-là ont certainement gagné le Paradis…

Source bibliographique principale :

Laurent Bastard, Compagnons au fil de la Loire, éd. Jean-Cyrille Godefroi, Paris, 2000, pp. 92-95.

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)