Si l’acte en soi peut paraître anodin, regarder un film, au fond, pourrait pourtant revenir à passer un contrat. Une entente à multiples niveaux entre d’une part l’univers et l’intention d’un(e) cinéaste, et le spectateur dont le degré d’exigence ou les attentes pourront s’ajuster en fonction du type de métrage sur lequel il compte s’engager. Sans parler de la qualité même des expériences proposées, comparer Le Sacrifice de Tarkovski avec Terminator 2 de Cameron, tout comme ce dernier avec un nanar pleinement assumé tel un Sharknado, revêt ainsi à peu près autant de sens et d’intérêt que d’opposer une pièce-montée avec une tarte aux pommes délicieusement préparée, ou encore avec un paquet de gâteaux Oreo. Mais ce contrat, outre les différences de genres, de statuts, de moyens, de légitimités, va encore au-delà. Une fois le choix entériné, vient le moment où le spectateur accepte ou non de s’immerger et de s’abandonner dans le film visionné : jusqu’où est-il alors prêt à aller dans la crédulité, le lâcher-prise, et l’acceptation du postulat de ce dernier ? Une question d’autant plus importante quant à l’appréciation d’une œuvre que, pour l’une des premières fois chez Guillermo Del Toro et dans son cinéma, ce contrat sur The Shape of Water ne va pas immédiatement de soi.
Jusqu’à présent, l’irruption du fantastique a avant tout été vectrice, pour ses personnages et leurs mondes, de perturbations. De la figure du fantôme dans L’Echine du Diable et Crimson Peak, aux Kaijus ravageurs dans Pacific Rim, en passant par Hellboy, rejeté par une société dont il doit même être caché, ou Blade, peu ou prou dans une situation similaire à celle de ce dernier, le surnaturel s’entrechoque souvent avec un réel devant dès lors apprendre à composer avec et à l’accepter. Le spectateur, quant à lui, doit suivre la même logique : intégrer, en même temps que les personnages, les bouleversements qu’opère le fantasmagorique. Le véritable sens ne devient alors accessible qu’une fois l’écran de fumée de notre pseudo-réalité levé, les monstres, les créatures, le bestiaire convoqué par Del Toro se faisant ainsi à la fois les révélateurs de nos pulsions les plus sombres (le Pale Man du Labyrinthe de Pan), comme les moteurs de nos instincts les plus lumineux (Abe Sapiens).
Dans The Shape of Water en revanche, le fantastique est d’entrée de jeu accepté, fait d’emblée partie intégrante de l’univers brossé. Personne ou presque ne semble s’émouvoir de la capture de la créature (Doug Jones), ni de s’étonner de sa nature. La fable, pleinement assumée, peut alors se déployer, s’affranchissant de la contrainte d’être questionnée. Signer le contrat, c’est y adhérer dans son entier. En somme, dès le début du film, Guillermo Del Toro nous interroge sur notre capacité à nous projeter, à croire, à nous laisser porter de manière inconditionnelle, et à outrepasser d’un même mouvement ce qui pourrait apparaître dans tout autre contexte comme des manquements flagrants. Il faudra donc passer pour les plus cartésien(ne)s sur le fait qu’au sein d’une base militaire censée être extrêmement protégée, une femme de ménage peut aller et venir presque à sa guise dans la salle où est enfermée la créature. Qu’elle pourra également détourner les caméras de surveillance de leurs positions sans éveiller le moindre soupçon. Ou encore que la créature en question s’échappera d’un appartement situé en pleine ville, et ralliera le cinéma situé au-dessous, uniquement accessible par la rue, au vu et au su de tous, sans manifestement provoquer de réactions des passants. Tout cela pourrait passer dans bien des cas pour des faiblesses d’écriture et de scénario, si l’irruption de ces aspérités n’apparaissait pas ici sciemment pensée. Tout comme ces faux raccords émergeant de temps à autre que les plus attentifs ne manqueront pas de relever. La maitrise technique de Del Toro n’étant plus à démontrer (son Crimson Peak restant de ce point de vue un sommet), et connaissant l’exigence maniaque dont fait preuve le réalisateur mexicain depuis ses débuts, difficile d’y voir autre chose qu’un choix de mise en scène d’autant plus à dessein que l’imperfection, l’aspérité, le handicap comme facteur de rejet et d’exclusion, la différence hors de la norme sociale et des canons, sont de leur côté le cœur même de l’histoire personnelle que le cinéaste entend (ra)conter. Del Toro teste ainsi l’amour de son public face à ses failles et ses défauts mis à nu comme jamais.
Une hypocrisie sociétale que seuls les laissés-pour-compte peuvent venir perturber, par une prise de conscience, oui, mais aussi grâce à une certaine pureté. Elisa (Sally Hawkins), femme muette en raison d’une mutilation infligée au cou et figure centrale du récit, rejoint en cela des personnages familiers et lumineux du Septième Art ; Amélie Poulain à laquelle on l’a allègrement référée, Belle de La Belle et la Bête, Kim dans Edward aux Mains d’Argent, et même pourrait-on citer Brisby du Secret de Nimh de Don Bluth. En somme, des personnes purs dans leur appréhension du monde, de l’étranger, et des difficultés, sans pour autant faire preuve de candeur et de naïveté. Au contraire, Elisa, femme libre et déterminée, en outrepassant les injonctions, les mises en garde, et les craintes pourtant légitimes eu égard à la situation, n’aura de cesse de chercher un moyen de faire évader l’être dont elle s’est entichée, dont elle s’est éprise d’un coup de foudre que les différences, physiques et statutaires, ne sauront gommer. L’union des « autres », en dépit du carcan dans lequel ils ont été à leur corps défendant placé, va faire vaciller l’ordre établi en convoquant des valeurs universelles, par-delà les genres : l’espoir, l’empathie, et l’ouverture d’esprit.
Un parti-pris qui ne réconciliera sûrement pas Del Toro avec ses détracteurs, ces derniers lui reprochant souvent de s’en tenir à une approche manichéenne, revenant peu ou prou à opposer méchants contre gentils. Ce qui serait pourtant faire fi des nuances sous-jacentes au sein de son œuvre, et en particulier dans The Shape of Water. Preuve en est que chaque protagoniste de l’intrigue finit inévitablement par être confronté à son individualisme, à sa propre ambiguïté vis-à-vis de ses intérêts personnels, face à l’extraordinaire. Face à des enjeux à même de faire basculer leur vie dans l’inconnu, chacun d’entre eux (du voisin gay d’Elisa cherchant désespérément à réintégrer la compagnie l’ayant licencié, à sa collègue noire Zelda, en passant par Dimitri, espion russe infiltré au sein de la base militaire abritant la créature) hésitera, tiraillé entre le fait de préserver sa situation, personnelle et ou professionnelle, et celui de défendre des valeurs fondamentales, dont le prix à payer peut en contrepartie s’avérer fatal. Même la figure de Strickland, pourtant grand méchant dont il n’est rien de bon à sauver, se fait volontiers plus pathétique, plus tragique dans ses actions et ses motivations, là où le capitaine Vidal dans Le Labyrinthe de Pan faisait office, lui, de véritable némésis implacable, sadique et terrifiante.
Lorsque l’on retrouve la créature, le cadavre d’un chat entre les mains, et dont il a dévoré la tête tel le Saturne de Goya, le parallèle avec le Pale Man massacrant des petites fées dans Le Labyrinthe de Pan est tout trouvé. Un sentiment de déjà-vu, certes, cependant actualisé, apaisé. Le propriétaire du chat, compréhensif, va lui pardonner. L’horreur absolue n’est plus. La compréhension, l’empathie, et la rédemption peuvent désormais être envisagées, et ce de chaque côté. L’élan rageur de ses débuts a laissé place à une maturité nouvelle, aussi bien dans l’expression de ses influences que dans l’émanation de son propos. Sans concéder la moindre aseptisation de ses obsessions, aussi bien visuelles (l’exemple précédemment cité, ou lorsque Strickland arrache ses doigts putréfiés) que thématiques, Del Toro fait néanmoins preuve d’une retenue que l’on ne lui connaissait pas. Sa virtuosité de mise en scène devient ici le socle magnifiant les prestations de ses comédien(ne)s, plus qu’une fin en soi, à l’opposé d’un Crimson Peak sublime (peut-être même son plus abouti de ce point de vue), mais moins émotif et incarné. Un peu comme si, en ces temps troublés marqués du sceau de l’esbroufe et de l’individualisme forcené, The Shape of Water était l’occasion pour Del Toro d’asséner un message à contre-courant, où l’expression de son talent se ferait davantage inclusive que purement égocentrique, où l’affirmation de ses idées passerait davantage par l’ouverture aux autres, sans retenue ni distance cynique.
À l’instar de Three Billboards Outside Ebbing, Missouri et de The Florida Project, The Shape of Water, moins politique que social-éthique, ramène son propos sociétal à hauteur de femme (tout comme Del Toro efface comme jamais la distance entre sa mise en scène et son auditoire), recentrant sa raison d’être autour de celles et ceux qui font l’histoire par le bas, pour mieux la porter vers le haut. Les âmes damnées au pire, ignorées au mieux, au sein de nos sociétés (et de l’industrie cinématographique en particulier), se voient ainsi réhabilitées, remises au coeur du processus décisionnel, créatif, et moral, auquel Del Toro souscrit ici pleinement.
Cette mise à nue, désarçonnante par bien des aspects, de son art et de ce qu’il peut avoir sur le coeur fait de The Shape of Water peut-être le film le moins accessible de son auteur. Dans une certaine mesure même, son plus perfectible. Quoi qu’il en soit, son plus difficile à aimer d’emblée. Reste qu’une fois que l’on accepte d’aller au-delà de ses préjugés, The Shape of Water compte sans nul doute parmi les films les plus authentiques, également les plus marquants de ces dernières années. Et pour Guillermo Del Toro, la certitude d’une singularité, aux yeux de tous, pleinement et définitivement assumée. La promesse d’une nouvelle ère dans sa carrière qu’il nous tarde d’embrasser, un contrat d’émotions brutes et d’absolue pureté que l’on a hâte de signer.