I’m not a witch est le premier long métrage réalisé par Rungano Nyoni. Elle nous propose une fable autour de la figure des sorcières – du moins, désignées comme telles – aujourd’hui en Afrique. Composé de tableaux agencés avec soin et pertinence, plutôt que sur une base narrative explicite, le film donne à voir des ambiances africaines avec tout l’humour, la dureté et parfois la magie ou au contraire la trivialité qu’elles peuvent receler. Mais la narration flottante n’exclut pas le mouvement ni même la direction privilégiée, et Rungano Nyoni s’applique à transformer progressivement ces ambiances, notamment en leur donnant un ton de plus en plus desséché à mesure que se dévoile la destinée tragique de son personnage principal, Shula, petite fille de 9 ans à la parole laconique.
La naissance de la réalisatrice en Zambie, son installation au Pays de Galles à l’âge de neuf ans et sa résidence actuelle au Portugal pourraient constituer le genre de parcours multi-culturel propice à l’étude comparée des sociétés européennes et africaines. C’est peut-être le cas dans une certaine mesure, mais réduire la réception de son film à cette dimension serait une erreur. La réalisatrice échappe effectivement à un double écueil : celui de l’humanisme abstrait qui dénonce, dans les sociétés moins « avancées », les archaïsmes attentatoires à la dignité sans balayer d’abord devant sa porte, d’une part ; celui du relativisme absolu qui donne quittance par principe à toute manifestation de particularisme culturel, sans égard pour leur contenu concret, d’autre part. Mais surtout, elle nous propose une vision de la société zambienne qui n’est pas un simple compromis entre ces positions, toutes deux caractérisées par une absence de visée critique.
Le titre du film pourrait figurer la protestation muette de Shula qui se voit assigner le rôle de sorcière par des villageois inquiets de son irruption énigmatique, interprétant chaque événement du quotidien un tant soit peu déplaisant comme la manifestation de son supposé pouvoir maléfique. Cette assignation relève bien sûr du mécanisme de bouc émissaire, mais il s’exprime dans un contexte bien particulier, celui de la haine des femmes qui saisit aussi bien la société zambienne que les pays censément plus avancés dans le progrès des mœurs et des droits humains. Dans le cadre africain, cette haine trouve sa légitimité sociale dans la croyance aux mythes sur les sorcières, mais il ne faut pas se leurrer : le caractère traditionnel de cette ostracisation n’est pas si immémorial que le voudraient ceux qui se gargarisent d’être les représentants de la civilisation libérale avancée. Il s’agit plutôt de la reconfiguration locale d’un phénomène plus général.
Ainsi, Rungano Nyoni nous invite à reconnaître le calvaire des sorcières zambiennes pour ce qu’il est – le produit de notre époque et non pas la survivance d’un noyau archaïque – en inscrivant le parcours de la petite fille dans l’ensemble des institutions qui coopèrent à son assignation. Elle tombe en effet dans les rets d’un homme aux activités variées, entre fonctionnaire représentant de l’État et homme d’affaires représentant de commerce. Lui-même n’agit que sous la contrainte d’une consigne qui le dépasse : cette petite fille doit apporter sa contribution à la bonne marche de l’économie entendue comme production marchande, dernière forme de déité encore capable d’orienter réellement les activités humaines. Les scènes respectivement tournées sur le parking d’un centre commercial et sur un plateau de télévision sonnent ainsi comme un rappel à tenir à distance toute tentation d’exotisme. Le sort emblématique réservé aux femmes dans les émissions de télé-réalité diffusées sur nos chaînes n’a pas grand-chose à envier, par exemple, à celui des sorcières zambiennes parquées et entravées dans les camps de travail, corvéables à merci et soumises à l’opprobre.
William Pietz a montré que, à l’occasion de l’intensification des échanges entre l’Europe et l’Afrique à la sortie du Moyen-Âge, l’attribution aux Africains d’une vision fétichiste du monde n’était qu’une façon de refouler le caractère irrationnel de l’approche des Européens, fondé sur une pratique productive qui pose a priori une valeur économique des choses comme intrinsèque et déterminante pour engager toute activité. Silvia Federici a exposé de son côté comment la vague de chasses aux sorcières qui culmina en plein avènement de l’Époque Moderne n’était pas la marque d’une barbarie héritée de sombres passés, mais bien celle d’une accumulation primitive consubstantielle à l’introduction du capitalisme, par spoliation et dénigrement des activités considérées comme typiquement féminines. Roswitha Schloz, enfin, nous permet de comprendre que cette grande dichotomie des genres entre masculin et féminin n’a pas un caractère inéluctable et qu’elle prend une forme et un contenu bien spécifiques à l’époque de la synthèse sociale organisée autour de la production marchande généralisée. Rungano Nyoni nous offre, pour sa part, une œuvre – car son film est aussi une réussite esthétique en cohérence avec son propos – qui donne à voir et à saisir, les facettes inextricables et les conséquences indignes de cette synthèse sociale qui doivent nous préoccuper aussi bien ici que là-bas.
Eric Arrivé
I’m not a witch, réalisé par Rungano Nyoni Zambie, 2017, 90 min