Si l’on veut prendre la mer, il faut avoir le désir de l’horizon. L’horizon. Cette limite qui n’en est pas une. Qui s’éloigne quand on l’approche.
Afin de m’y retrouver, je tiens à jour une carte topographique : tous les trois miles, je matérialise ma ligne de fuite, je calcule ma latitude, et je marque le lieu exact où je me trouve par un rond noir. Cette carte ressemble beaucoup à une page de portées musicales, et, comme je connais la musique, il m’arrive de chanter ma topographie.
Il y a des siècles que je navigue comme ça. J’ai dû amarrer un second bateau au mien pour y entasser les cartes. Et je les oublie. Il y a bien quelques airs qui reviennent avec récurrence, car, à force de tourner, je suis souvent passé par les mêmes endroits.
Il y a longtemps que je mange toujours la même chose et que je bois de l’eau salée. Mais tout cela importe peu : l’essentiel, c’est l’horizon.
Et un jour, ma ligne de fuite a été coupée par un autre bateau.
Je l’ai représenté sur ma carte. Il ressemblait fort à un bémol. Des heures durant j’ai dû le représenter, jusqu’à ce qu’il s’approche enfin. Nous avons manœuvré pour stopper nos navires.
Les bateaux une fois côte à côte et stabilisés, une carte à la main, le marin s’est mis à dire des propos dans un ton interrogatif. J’ai fait signe que je ne comprenais pas. Il m’a tendu sa carte. Très belle, pleine de couleurs et de formes différentes. Mais je ne comprenais pas son sens. Alors, j’ai pris ma carte en main et je l’ai chantée. Puis je lui ai donné. En la lisant, il a haussé les épaules en signe d’incompréhension. Nous ne parlions pas le même langage. Gardant chacun la carte de l’autre, nous sommes repartis après quelques nouvelles tentatives.
Je ne m’étais jamais senti seul avant de le rencontrer. Mais, depuis son départ, je me sens différent, je me sens un autre. Ce qui est troublant, c’est que je ne sais pas s’il s’agit d’une autre présence ou d’une absence nouvelle.
Depuis ce jour, j’ai envie de dessiner autre chose que des lignes et des ronds.
Je décore mes topographies avec des bémols.
Finalement, la solitude, c’est la conscience de l’autre.
Et l’avenir, c’est le désir de l’autre.
Dessin de Joë Fernandez