"Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd'hui et s'il est juste qu'il désigne quelque chose qui par définition n'existerait pas ailleurs, du moins pas ainsi, pas de cette façon là". Ainsi, Jean-Christophe Bailly définit-il son ambition, projet qu'il mène à bien en voyageant, de pays en dépaysements, en racontant ce qu'il voit et ce qu'il pense à propos de ce qu'il voit. Ainsi, la France serait la somme de ses voyages, intégrale des paysages et des pensées.
Pour écrire ce livre, l'auteur a multiplié les lieux, se dépaysant partout. Dépaysement par accumulation de pays, de paysages, d'histoires aussi, drapée dans les plis de légendes locales, pays bousculés par les guerres, par les transports (les routes, les ponts, le chemin de fer, l'automobile et les camions), par l'agriculture, l'élevage, la constante et souvent consternante modernité... Au hasard de ses voyages, Jean-Christophe Bailly décrit ce qui, simultanément, lui tombe sous les yeux (éléments de paysage) et lui passe par la tête (références historiques ou littéraires), retrouvant des auteurs, entrepreneurs, peintres ou écrivains, Rimbaud à Charleville, Courbet à Ornans, Bonaparte à Beaucaire, Matisse à Bohain-en-Vernandois, Godin et le poêle en fonte à Guise... Les gares, les jardins ouvriers, les devantures, les usines, "ce matériel de rien dérivant hors de l'histoire" font aussi les pays, le risque de muséification n'étant toutefois jamais loin. A son tour, la lecture du livre est un voyage, agréable, stimulant ; touriste, on y croise aussi les "mémoires d'un touriste", Stendhal.
Au terme de cette variété de pays, de cette variation eidétique improvisée, peut-on dégager l'essence de l'idée de "pays" sans se laisser aller à la notion fallacieuse de racines qu'Emmanuel Lévinas épinglait affirmant que "la constitution d'une véritable société est un déracinement". Le dépaysement, racine de l'universel.
Un pays, on n'en prend conscience que lorsqu'on passe dans un autre pays : dépaysement minimum, unité distinctive minimale, comme on dit en phonétique. Le pays serait mélange de climat, de parler (accent, tournures, lexique), de gestes, de cuisine, de géographie, de paysage, de couleurs : patrimoine, lieux dits de mémoire, monuments (un château, une église, des remparts, des vignes, des arbres), équipements. Pensons à Diderot écrivant à Sophie Volland (11 aôut 1759), "pour moi, je suis de mon pays" ; l'Encyclopédiste de Saint-Petersbourg ne pense pas à la France, il se pense langrois, ni champenois ni bourguignon, langrois. Caractère acquis, habitus ("il a le parler lent" comme les "habitants de ce pays").
Même si "le mot pays emboutit plusieurs échelles", comme le concède Jean-Christophe Bailly, pour le marketing comme pour le droit français actuel, le pays est une maille géographique de taille intermédiaire, entre région et commune. Que dit la loi à propos du pays ? Elle dit "cohésion" et "bassin de vie" ("le plus petit territoire sur lequel les habitants ont accès aux équipements et services les plus courants"). Les pays que rencontre Jean-Christophe Bailly recoupent ceux qu'a fixés la loi de 1995 pour "l'aménagement et le développement durable du territoire" (modifiée par celle du 25 juin 1999). Selon cette loi, un pays "présente une cohésion géographique, économique, culturelle, économique ou sociale, à l'échelle d'un bassin de vie ou d'emploi" (article 2). L'INSEE distingue en France près de 400 pays et plus de 1600 bassins de vie. Ainsi, aujourd'hui, par exemple, le "pays de Langres" appartient à la région Champagne-Ardenne et Langres est aussi un bassin de vie (cf. ligne 934 du fichier INSEE).
Le zonage en pays, en bassins de vie, peut-il constituer des éléments de géo-marketing ? Certainement. Car le maillage de ces unités, qui prend en compte les équipements et leur accessibilité, présente plus de pertinence économique et socio-culturelle que la commune, le département ou la région INSEE (ne parlons pas de la région UDA). La vie des habitants d'un pays possèdent des propriétés communes dont le livre de Jean-Christophe Bailly aide à prendre conscience ; seules ces données multiples peuvent en rendre compte sans s'empêtrer dans la notion de racines.
Quand le média planning, le géo-data-marketing parlent des lieux, ils s'en tiennent encore essentiellement à une distance aux commerces, à la longitude / latitude (GPS), à la proximité d'un point de vente, d'un point remarquable, d'intérêt ("Points of Interest", selon OpenStreetMap). L'ouvrage de Jean-Christophe Bailly invite à enrichir la localisation et ses données (location data) en empruntant davantage au pays (et à la notion d'inconscient optique -,"Optisch-Unbewußte" -, empruntée à Walter Bejamin) . Quelles données utiliser pour cela ? Quel patrimoine vécu ? Comment l'exploiter alors que l'audience de tout média est d'abord constituée de pays ? Des médias peuvent bien se considérer régionaux ou nationaux, leurs lecteurs sont d'un pays.
N.B. On regrettera l'absence d'index (au moins géographique) qui faciliterait la consultation (cf. les index du Pléiade de Stendhal, tellement clairs et commodes)
Références
Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, 2017. Cf. MediaMediorum, L'enrichissement : renouvellement conceptuel de la marchandise
Denis Diderot, Lettres à Sophie Volland 1759-1774, Paris, 2010, Non Lieu, 715 p., Index
Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, 1963 et 1976
Stendhal, Voyages en France (Mémoires d'un touriste, Voyage en France, Voyage dans le Midi de la France), Paris, éditions, Gallimard, Pléiade, 1992, 1581 p. Index
Auroux, Sylvain, "La catégorie du parler et la linguistique", Romantisme, 1979
Walter Benjamin, "Petite histoire de la photographie", 1931 (Gesammelte Schriften, Band II.1)