Critique d’Un mois à la campagne, de Tourgueniev, vu le 10 janvier 2018 au Théâtre Montansier
Avec Jean-Claude Bolle-Reddat, Laurence Côte, Catherine Ferran, Philippe Fretun, Anouk Grinberg, India Hair, Micha Lescot, Guillaume Lévêque, Nicolas Avinée et un enfant, dans une mise en scène d’Alain Françon
Critiquer un spectacle d’Alain Françon est toujours quelque chose de délicat pour moi. J’ai l’impression de critiquer à la fois un chef-d’oeuvre et quelque chose de très simple, entre intime et sobriété. Lorsque j’ai vu Fin de Partie, j’avais 16 ans, je me souviens que je me suis sentie comme scotchée à mon siège. Il avait ouvert une nouvelle dimension sur scène, comme le peintre qui ajoute une touche finale à son tableau, comme le joueur qui façonne son Golem et qui voit briller la lumière de la vie dans ses yeux : Françon, lui, ajoute cette âme indescriptible qui laisse une impression forte et laisse des traces visibles, du coeur au cerveau.
Un mois à la campagne signe donc ma rencontre avec Tourgueniev. Dans le titre autant que chez le dramaturge, impossible de ne pas penser à Tchekhov – qui s’est d’ailleurs beaucoup inspiré de Tourgueniev – et cette pièce a des résonances russes indéniables : la manière d’étirer le temps, de montrer ainsi une tranche de vie sans action véritable mais simplement à travers les êtres et leurs relations est une chose que je n’ai encore rencontrée que chez eux. Ici, on se retrouve chez Natalia Petrovna qui semble un peu s’ennuyer, délaissée par son mari et ayant pour principale compagnie Mikhaïl Aleksandrovitch Rakitine, un intellectuel épris d’elle mais qui ne parvient pas à la sortir de son morne quotidien. C’est Alekseï Nikolaïevitch Belyaev, le nouveau tuteur de Kolia, le fils de Natalia Petrovna, qui va amener la lumière qui manquait à sa vie ; pour la première fois, elle va tomber amoureuse.
On entend souvent dire de Françon qu’il est un metteur en scène classique. J’ai surtout l’impression que ce qui fait de lui un metteur en scène traditionnel – allez disons-le carrément : ringard ! dépassé ! – est qu’il rend le texte limpide. Il se met entièrement au service du texte qu’il sert et tout son art part de là, sans s’embarrasser inutilement des gadgets à la mode qui pourraient faire bien sur une scène de théâtre. Ainsi les noms des personnages souvent compliqués dans les pièces russes deviennent rapidement familiers, ainsi aucun artifice de mise en scène, aucun rajout, aucune « idée révolutionnaire », ainsi la vie prend forme sur scène de la manière la plus naturelle et la plus percutante qui soit. Cette tendance à la simplicité se perd et ces mises en scène, toujours plus rares, n’en deviennent que plus précieuses.
Ce texte-là n’est pas de premier ordre. Ce n’est pas vraiment ça qui restera, mais plutôt une atmosphère, des échanges, des instants de vie. Dans sa direction d’acteurs, toujours exemplaire, Françon s’attache à s’ancrer dans le présent : aidé par une traduction moderne et efficace, sa mise en scène est éclatante de vérité et permet aisément à la tension dramatique de s’installer sans fausse note. Françon a dessiné ses personnages avec un tour de main précis, les a colorés de sentiments au pastel et leur a donné le mouvement tel un chorégraphe : on assiste à un véritable tableau en mouvement, terrassant de beauté et respirant la vie.
Ce spectacle signe aussi ma rencontre avec Anouk Grinberg. Je ne trouve pas de meilleur mot que subjuguée pour décrire ma réaction face à son jeu. Immédiatement m’est venu le nom de Sarah Bernhardt : Anouk Grinberg incarne l’image que je m’étais faite de l’illustre comédienne. Tour à tour fascinée par sa verve et énervée par des rapidités de fin de phrase, elle provoquait en moi des sentiments contraires qui ont finalement laissé place à un magnétisme puissant. Envoutée par sa voix, quelque part entre Raphaëline Goupilleau et Adeline d’Hermy, étonnée par sa transformation, successivement adolescente de 15 ans puis femme mûre de 50, ahurie par son rythme particulier, induisant constamment un léger décalage entre gestuelle et parole, irradiée par sa puissance, éblouie par sa beauté… J’ai simplement vu la plus grande comédienne française contemporaine.
Mais Françon ne s’est jamais contenté d’une tête d’affiche. La distribution est en tout point exceptionnelle. Le rôle de Rakitine sied parfaitement à Micha Lescot : son éternel air désabusé et ce corps démesurément grand dont il ne semble pas toujours conscient servent parfaitement ce personnage à la fois hors du temps et pourtant lucide sur son entourage. Ce fut un plaisir de retrouver Nicolas Avinée, découvert dans le Vu du Pont d’Ivo Van Hove : le comédien incarnant Alekseï m’a fait autant d’effet qu’à Natalia ! Il faut dire qu’il ressort parfaitement du cadre avec ses grands yeux ouverts sur le monde et sa démarche pleine d’entrain, débordant de jeunesse et de vie. Grande découverte également : Philippe Fretun, médecin clairvoyant et cynique, dont le jeu d’acteur m’a semblé tellement porté vers l’autre qu’il en ressortait transcendé.
Un spectacle d’exception, dont le tableau final constitue un point d’orgue à couper le souffle. Françon reste le Maître.