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James Baldwin : la bataille de l’amour

Publié le 11 janvier 2018 par Les Lettres Françaises

James Baldwin : la bataille de l’amour« Chaque fois que je désespère des hommes, j’ouvre un bouquin de James Baldwin pour y trouver l’intelligence la plus fine mêlée à la plus vive sensibilité », écrivait Dany Lafferière en 1993, en imaginant une rencontre avec une réincarnation de l’auteur américain. Mais le temps de lui demander ce qu’est « un écrivain de son temps », la silhouette de Baldwin s’estompe.

« — J’ai été, d’une certaine manière, un écrivain de mon époque, et tu vois ce qui arrive… 

— Qu’est-ce qui arrive, Jimmy? dis-je légèrement affolé. 

— Regarde, je m’efface de plus en plus. 

En effet, il ne restait que son sourire. »

25 ans plus tard, la présence de Baldwin est redevenue tangible. Depuis 2015 ont été publiés deux recueils de ses articles et trois de ses romans. Le récent succès du film I am not your Negro de Raoul Peck est pour beaucoup dans cette renaissance en forme de juste retour des choses : « James Baldwin a aimé la France », rappelle Peck, « il a appris à devenir écrivain à Paris. » Baldwin y avait débarqué à 24 ans, sans un sou, sans un mot de français. « La question n’était pas tant de choisir la France que de partir des Etats-Unis », confia-t-il à la Paris Review bien plus tard. « Je ne savais pas ce qui allait m’arriver en France, mais je savais ce qui allait finir par m’arriver à New York. »

Tant de ses livres ont dit ce que « cela signifiait d’être un nègre » aux Etats-Unis. « Le monde des Blancs n’était pas pour lui », comprend très tôt John, le héros de La Conversion, le tout premier roman de Baldwin, semi-autobiographique : « S’il se refusait à admettre ça et s’entêtait à essayer d’y avoir accès, il pourrait s’escrimer jusqu’à la fin des temps ». De ce constat découle l’enchaînement qui a englouti tant de vies noires aux Etats-Unis : l’intériorisation des limites arbitraires imposées par une société raciste, la peur « amplifiée par la haine », et la haine, sans exutoire, qui se retourne contre soi. Que reste-t-il sinon la folie, la prison et la mort ?

A 14 ans, Baldwin sent confusément que les drogués, les prostituées des rues de Harlem sont issus des mêmes circonstances que lui. Confronté à la puberté — qui fait de lui une menace pour une société blanche si « pathétique sexuellement » qu’elle dépend de l’émasculation de la virilité noire — Baldwin trouve refuge dans l’Eglise. Comme John, son alter ego de roman, il y cherche un amour supérieur pour compenser la violence d’un père aigri par une vie d’humiliations. John, guidé par l’amour fraternel d’un ami, est finalement « sauvé » au terme d’un épisode de transe mystique : « Son âme à la dérive était maintenant ancrée dans l’amour de Dieu ; dans le roc de l’éternité. » Là s’arrête le roman de cette Conversion. Baldwin a raconté ailleurs la suite.

Peu à peu, l’écrivain découvre que les principes qui gouvernent les paroisses noires ne sont pas différents des autres : « Aveuglement, Solitude et Terreur, le premier principe nécessairement et activement cultivé afin de pouvoir nier les deux autres. » Baldwin rencontre un jour un ancien membre de l’Eglise retombé « dans le monde du vice ». Le jeune homme parle au déchu malgré l’opprobre, puis le regarde s’éloigner. « Il est mort peu après. De tuberculose, m’a-t-on dit. (…) J’ai eu le sentiment qu’il était mort parce qu’il avait été rejeté par la seule communauté qu’il connaissait. » L’Eglise exige l’apparence de la dévotion en échange d’un statut social partout ailleurs inaccessible à un Noir. Que demander de plus ? Hélas, Baldwin voudrait aimer : « Il était un pécheur, et alors ? Nous sommes tous des pécheurs. »

Plus d’Eglise. Que faire ? Ecrire ? Rien ne l’y a préparé, ni son milieu, ni le prêche (« Quand vous montez au pupitre, vous devez donner l’impression de savoir de quoi vous parlez. Quand vous écrivez, vous essayez de trouver quelque chose que vous ne savez pas. ») A l’été 1943, Harlem connaît deux jours d’émeutes raciales, et le père de Baldwin meurt : « Nous l’avons conduit au cimetière à travers un désert de verre brisé. » Baldwin craint que l’intolérable amertume qui avait  « submergé » l’âme de son père ne devienne sienne. Après un incident raciste, c’est le départ pour la France, comme une fuite. A Paris, Baldwin retrouve des intellectuels noirs exilés, notamment Richard Wright, avec lequel il se brouille en publiant une critique du « protest novel », genre dans lequel Wright s’est illustré.

Si l’on peut y voir la volonté de s’émanciper d’une figure tutélaire, les reproches formulés par Baldwin tracent les contours de son propre projet littéraire. Il note que la « haine consume les pages » du Native Son de Wright, et que le roman contestataire « échoue en cela qu’il rejette la vie et l’être humain (…) en cela qu’il affirme que seule sa catégorisation est vraie et ne peut être transcendée. » Les catégories sociologiques qui réduisent, et la haine qui enferme : voilà deux tentations que Baldwin va repousser.

Son deuxième roman, La Chambre de Giovanni, met en scène des Blancs, comme une manière de poursuivre sa quête d’une identité, sexuelle cette fois, en s’affranchissant momentanément de la « question noire ». A Paris, Baldwin respire enfin. Son altérité a changé de nature : il n’est plus un « nègre », mais un Américain, qui circule librement : « Cette interaction permanente avec des gens très différents de moi a fait voler en éclat des préjugés dont j’étais à peine conscient. »

Baldwin rencontre des Antillais, des Algériens, des Africains. En 1956, il rend compte du Congrès des Ecrivains et artistes noirs, à la Sorbonne, où parle Aimé Césaire : « Nous ne sommes pas des nègres parce que nous l’avons souhaité, mais, en fait, à cause de l’Europe. » A partir de là, Baldwin concevra la « couleur » comme une réalité « politique », une pure construction coloniale : « Les « Européens » — catégorie fourre-tout, qui exprime en réalité les fatalités conjuguées du Capital, du Christianisme et de la Couleur — les Européens, donc, sont devenus blancs, et les Africains sont devenus noirs. Pour des raisons commerciales ! » Parce qu’il est dorénavant nécessaire, comme le dit Alioune Diop, fondateur de Présence africaine, « que tous les Noirs fassent l’effort de se définir eux-mêmes au lieu d’être toujours définis par les autres », ce n’est pas seulement le présent mais l’histoire qui est en jeu. Ecrite par les Blancs pour justifier la colonisation et l’esclavage « la fable occulte la vérité et censure impitoyablement l’imaginaire américain — ou ce qu’il en reste. »

James Baldwin : la bataille de l’amour
Baldwin rentre aux USA et prend part au mouvement pour les droits civiques. Il sera proche tour à tour des différents acteurs de cette « insurrection noire » sans adhérer à aucune organisation. Dans I am not your negro, Raoul Peck met en lumière le rôle de « témoin » de Baldwin, qui ne fait que passer : « C’était parfois démoralisant pour moi, mais j’ai dû admettre, au fil du temps, qu’une partie de ma responsabilité de témoin consistait à me déplacer autant et aussi librement que possible, pour écrire l’histoire et la faire paraître. »

En 1963, Baldwin publie Down at the Cross, un essai où il raconte un dîner chez Elijah Muhammad, le leader du mouvement Nation of Islam qui exerce alors un attrait grandissant par le renversement de l’idéologie traditionnelle : ici, la véritable religion de l’homme noir est l’Islam, les Blancs sont les « démons », et la libération passera par l’établissement d’une nation noire séparée au sein des Etats-Unis. « Le Dieu blanc ne nous a pas délivrés ; peut-être que le dieu noir y parviendra », résume Baldwin lapidairement. Mais à l’inverse des « progressistes » blancs, incapables de comprendre ce phénomène car incapables de considérer le Noir autrement que comme « un symbole ou une victime », Baldwin cherche d’abord à comprendre des « hommes », pas à les juger. Il voit que la violence au cœur de ce programme est celle d’« un peuple à qui l’on a tout pris, y compris, de manière cruciale, le sens de sa propre valeur ». Avec Nation of Islam, comme avec les Black Panthers, c’est la dignité de l’homme noir, et sa puissance, qui est reconquise. (Cette exaltation de la virilité est allée jusqu’à l’excès. Aucun mouvement noir des années 60 n’a fait sa juste place aux femmes, et l’homophobie n’a pas été combattue : Baldwin est notamment visé par les propos ignobles qu’Eldridge Cleaver, des Black Panthers, tient dans Soul on Ice.)

Baldwin, toutefois, ne se résout pas aux conclusions de Muhammad et de ses disciples (malgré son admiration pour Malcolm X, auquel il a consacré un scénario, One day when I was lost, hélas jamais filmé, qui fait de ce parcours tragique une quête pour l’identité et la vérité.) La liberté des Noirs aux Etats-Unis ne doit pas se monnayer au prix de leur « âme » : « Quiconque avilit les autres s’avilit lui-même. Il ne s’agit pas d’une profession de foi mystique, mais d’une simple constatation, qui trouve sa confirmation dans le regard de n’importe quel shérif de l’Alabama — et je ne voudrais pas voir les Noirs tomber si bas. »

Le thème du regard est omniprésent dans l’œuvre de Baldwin. Il admirait une nouvelle de Richard Wright où un homme se travestit pour remplacer son épouse, souffrante, qui cuisine chez des Blancs : « Qui donc, demande-t-il à sa femme effarée, nous regarde jamais, nous les Noirs ? » A l’inverse, les Noirs ont beaucoup observé les Blancs ; il s’agissait d’une question de survie. De là découle la responsabilité unique des Noirs américains de mener les Blancs à la conscience d’eux-mêmes, et des autres : « Une grande quantité d’énergie consacrée à ce que l’on nomme le « problème noir » est le produit du profond désir des Blancs (…) de ne pas être vus pour ce qu’ils sont, et en même temps une grande partie de l’angoisse blanche est ancrée dans le désir également puissant qu’a l’homme blanc (…) d’être délivré de la tyrannie de son miroir. » Baldwin ne voit qu’une seule force capable de transcender « la couleur de peau, les nations et les autels » : l’amour, qui fait « tomber les masques sans lesquels nous craignons de ne pas pouvoir vivre, et sous lesquels nous savons que nous ne pouvons pas vivre. »

L’essai de Baldwin lui valut la notoriété et les félicitations, entre autres, d’Hannah Arendt, qui formula une réserve : « En politique, l’amour est un étranger dont l’intrusion ne débouche que sur l’hypocrisie. » Pour Arendt, si la beauté et l’humanité sont caractéristiques des opprimés, elles n’ont jamais survécu à leur émancipation: « L’amour et la haine vont ensemble (…) on ne peut se les permettre qu’en privé, et, pour un peuple, seulement aussi longtemps qu’il n’est pas libre. »

James Baldwin : la bataille de l’amour
L’objection ne détourna pas Baldwin de sa recherche d’un amour qui ne soit pas « l’infantile définition américaine d’être rendu heureux », mais qui prenne « l’austère sens universel de quête, d’audace, de progrès. » Dans Si Beale Street pouvait parler (1973), un homme injustement emprisonné survit grâce à l’amour de sa femme enceinte : « Il voit le visage de son bébé devant lui, il a un rendez-vous qu’il doit respecter et il y sera, il le jure, assis là dans la merde, dans la saleté et les mauvaises odeurs, quand le bébé naîtra. » Cette force soutient sa détermination et l’amène à une conscience supérieure de sa situation : « maintenant, il ose regarder autour de lui. Il n’est pas ici pour avoir commis un crime. (…) Le vrai crime, c’est d’avoir le pouvoir et le besoin d’imposer sa loi aux damnés. » Et dans Meurtres à Atlanta, en 1985, Baldwin dit encore : « Seul l’amour peut nous aider à reconnaître ce que nous voulons oublier. » Il meurt deux ans après, à Saint-Paul-de-Vence.

« Je n’ai pas écrit autant de pages sur ce que c’est que d’être Noir avec l’intention d’en faire mon unique sujet », a dit Baldwin, « mais parce que c’était la porte que je devais forcer avant d’espérer écrire sur quoi que soit d’autre. » De même, le jour viendra peut-être où nous goûterons chez Baldwin, avec un plaisir de distraction, le styliste pétri de lyrisme aux accents d’évangile, le romancier aux personnages d’une si humaine et si cohérente complexité. Mais tant que la police française tue impunément des hommes noirs, que l’islamophobie aux relents coloniaux gangrène jusqu’à la « gauche », qu’un ministre de l’Education interdit aux syndicats de parler de « racisme d’Etat », Baldwin ne s’effacera pas. Il fut l’écrivain de son temps, qui est toujours le nôtre.

Antoine Guillaume

James Baldwin & Raoul Peck, I am not your Negro
Traduit par Pierre Furlan
Robert Laffont, 144 pages, 17 €

James Baldwin, Si Beale Street pouvait parler
Traduit par Magali Berger
Stock, 256 pages, 20,5 €

James Baldwin, La Conversion
Traduit par Michèle Albaret-Maatsch
Rivages, 329 pages, 20 €


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