À la suite d'une discussion sur l'avenir de la zone euro, et en particulier sur la fiscalité, je me suis aperçu que mon interlocuteur se persuadait que la libre-concurrence était seule à même de réguler le marché unique, trahissant ainsi certainement quelques souvenirs d'une main providentielle invisible... tellement invisible qu'elle n'existe pas et conduit même en l'occurrence à des catastrophes économiques et sociales !
C'est pourquoi, après une série de billets sur les principaux problèmes rencontrés par l'économie européenne (les scandales en cascade à la Commission, la crise bancaire imminente, la réalité du travail détaché au sein de l'UE, les conséquences du passage à une économie de service, la segmentation des marchés financiers européens, la fin du mythe économique allemand, les problèmes de compétitivité-coût au sein de la zone euro...) nous allons aujourd'hui nous intéresser aux conséquences de la concurrence fiscale au sein de la zone euro.
Quelques rappels sur le principe de concurrence au sein de l'UE
Dès l'origine, en 1957, le Traité de Rome disposait :
* article 85 : "Sont incompatibles avec le marché commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun, et notamment ceux qui consistent à :
a) fixer de façon directe ou indirecte les prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction ;
b) limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements ;
c) répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement ;
d) appliquer, à l'égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence ;
e) subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats" ;
* article 110 : "En établissant une union douanière entre eux, les États membres entendent contribuer, conformément à l'intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et à la réduction des barrières douanières. La politique commerciale commune tient compte de l'incidence favorable que la suppression des droits entre les États membres peut exercer sur l'accroissement de la force concurrentielle des entreprises de ces États" ;
* article 112 : "Sans préjudice des engagements assumés par les États membres dans le cadre d'autres organisations internationales, les régimes d'aides accordées par les États membres aux exportations vers les pays tiers sont progressivement harmonisés avant la fin de la période de transition, dans la mesure nécessaire pour éviter que la concurrence entre les entreprises de la Communauté soit faussée".
Aujourd'hui, c'est encore plus clair, puisque l’article 3 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) confère une compétence exclusive à l’Union européenne en matière d’établissement des règles de concurrence. C'est précisément ce que l'on appelle la politique de concurrence de l'UE et qui part d'un principe vicié comme on peut hélas le lire sur le site de la Représentation française auprès de l'UE : "dans une économie de marché, la concurrence est la situation dans laquelle les acteurs peuvent librement échanger. Dans ce cadre, la politique de concurrence est un moyen d’accroître les richesses et d’atteindre un niveau de prix optimal". Pas un mot sur le bien-être de ceux qui créent ces richesses au sein des entreprises, des administrations ou ailleurs...
Bien entendu, nul n'est contre une certaine dose de concurrence afin d'éviter lorsque c'est nécessaire les monopoles et oligopoles, bref les pouvoirs de marché, mais faut-il pour autant créer les conditions de la guerre de tous contre tous ? Entre les deux extrêmes il y a de la marge...
La concurrence fiscale
Pour commencer, il est bon de rappeler que l'on distingue généralement trois types de recettes fiscales :
* les impôts sur la consommation comme la TVA ;
* les impôts sur les revenus du travail comme les cotisations sociales, l’essentiel de la CSG, de la CRDS et de l’impôt sur le revenu ;
* les impôts sur le capital comme l'IS, les taxes sur les plus-values, mais aussi une part de l’impôt sur le revenu, de la CSG et de la CRDS.
Au total, la répartition des prélèvements obligatoires entre consommation, travail et capital dans l’Union européenne est la suivante :
[ CAE, note n°9 ]
Si l'on regarde l'évolution du taux maximum de l'impôt sur les sociétés entre 2000 et 2013, il apparaît désormais clairement que les pays développés, afin de chercher quelques dixièmes de points de croissance, se livrent à une course à l'échalote pour attirer les facteurs mobiles de production que sont les investissements des entreprises, le capital au sens large et le travail (qualifié), ce qui transforme l'Union européenne en vaste champ de guerre économique où les gouvernements rivalisent d'idées pour baisser la fiscalité qui porte sur ces facteurs :
Taux nominal maximal d'IS dans la zone euro en 2013 et son évolution depuis 2000
[ Source : Le Point ]
La France cherche d'ailleurs en la matière à rattraper le peloton de tête des moins-disants fiscaux, puisque Emmanuel Macron vient de mettre en place une sorte de flat tax à la scandinave, c'est-à-dire un prélèvement forfaitaire unique (PFU) de 30 % (12,8 % d'impôt sur le revenu et 17,2 % de prélèvements sociaux) sur les revenus mobiliers, ce qui coûtera au budget de l'État la bagatelle de 1,3 milliard d'euros en 2018 et encore 1,9 milliard en 2019 au moment où le gouvernement n'a de cesse de nous seriner que les caisses sont vides...
Les conséquences de la course au moins-disant fiscal
Ce que les partisans de la concurrence libre, qui sont aussi souvent les mêmes qui réclament la libéralisation à outrance et la flexibilité (flexisécurité pour le dire en des termes rassurants), omettent de préciser, c'est que tout cela aura à terme des conséquences graves sur le fonctionnement économique et social des États. En effet, cette course au moins-disant fiscal peut continuer jusqu'à ce que le taux de taxation des facteurs mobiles de production soit égal à zéro, ce qui implique moins de recettes fiscales pour les budgets nationaux et partant l'obligation de taxer davantage les facteurs dits immobiles de production pour équilibrer les comptes publics.
Et encore, je ne parle pas de l'évasion fiscale qui est devenue un sport national de haut niveau en Europe :
[ Source : Le Point ]
Et qui coûte très cher aux finances publiques :
[ Source : Ouest France ]
Et si je vous disais que dans les facteurs immobiles de production qu'il faudra taxer davantage l'on trouve l'immobilier, le travail non qualifié et la consommation ? Vous comprenez alors tout de suite qu'il s'agit de sacrifier une partie de la population (bien entendu la moins riche et la plus fragile socialement) au nom d'un impératif de compétitivité bien improbable à atteindre dans ces conditions. Ce faisant, on prend le risque d'augmenter les inégalités, au moment où celles-ci sont pourtant de plus en plus mal supportées...
Et comme cela ne suffira pas à renflouer le déficit public créé, sauf à s'accrocher mordicus à un retour d'une croissance de 3 %, les gouvernements couperont d'autres dépenses publiques réputées comme toujours inutiles, entendez par là des dépenses indispensables pour la croissance comme le R&D, l'éducation et l'investissement public. Hélas, les dégâts ne se feront sentir que quelques années plus tard et il se trouvera alors un expert pour expliquer que nous ne sommes pas allés encore assez loin dans la baisse de la fiscalité...
En définitive, face à des différentiels de compétitivité très importants entre les États membres de la zone euro, il est évident que la meilleure solution consisterait à disposer d'un mécanisme de transferts de revenus entre États, ce qui revient à parler de fédéralisme européen. Hélas, sa venue relève désormais de l'Arlésienne, voire de l'attente de Godot ! Et pendant ce temps, l'idéal (l'illusion ?) d'une zone euro construite sur la solidarité entre les peuples s'écrase une nouvelle fois contre le mur de la bêtise économique...