Le feu ouvre l’ample roman de Yaa Gyasi, No Home (traduit de l’anglais,
Etats-Unis par Anne Damour). Il court à travers la forêt comme il courra à
travers les époques en marquant, symboliquement et physiquement, une partie des
personnages. Effia est née, en pays ashanti, le jour où commençait l’incendie.
Son père « comprit alors que le
souvenir du feu qui s’était embrasé, puis enfui, le hanterait, lui et ses
enfants et les enfants de ses enfants, aussi longtemps que durerait sa lignée. »
Esi, née dans un autre village, fille du Grand Homme, est
enfermée dans le cachot du fort de Cape Coast, là où toutes les femmes
pleurent. « Ces larmes étaient une
sorte de routine. Elles étaient versées par toutes les femmes. Elles tombaient
jusqu’à ce que le sol se transforme en boue. La nuit, Esi rêvait que, si elles
pleuraient toutes à l’unisson, la boue se transformerait en une rivière qui les
emporterait vers la mer. »
Il y a la lignée du feu et celle de l’eau. Elles ne se
réconcilieront qu’à la fin du roman, après sept générations, lors d’un voyage
en Afrique de descendants des esclaves qui avaient fait le chemin inverse. La
première date introduite dans le texte est 1764, on ira jusqu’à notre époque en
passant par bien des métissages. Ceux-ci surviennent dès le début, puisque les
Britanniques ne dédaignent pas les femmes africaines, sans leur donner vraiment
un statut équivalent à leurs femmes européennes, on en retrouvera plus tard,
quand la mère de Sonny lui dira : « Ton
père était un Blanc. »
Chaque génération a ses questions auxquelles les réponses ne
sont pas toujours apportées. Chacune a son histoire, nourrie de souvenirs, car
la chaîne se distend souvent mais ne se rompt jamais et il y aura des
retrouvailles, des exhumations du passé, quelques rectifications de légendes
trop précises pour être vraies. L’esclavage est un des thèmes forts du roman,
il coïncide avec le mouvement des hommes et des femmes à travers l’Atlantique,
de la côte africaine à celle des Etats-Unis. Avec, dans ce pays en
construction, la Guerre de Sécession, la lutte pour les droits civiques, les
répressions, les avancées malgré tout.
No Home est un
roman d’une belle épaisseur. Mais le poids du papier n’est rien au regard de
celui que porte la mémoire. Yaw enseigne l'histoire en Afrique, il est né « à peu près à l’époque où les Ashantis
avaient été absorbés par les Anglais dans les colonies britanniques »
et travaille à un livre dont le titre sera : Laissons l’Afrique aux Africains. Il est pénétré de l’importance
qu’il y a à raconter les choses du passé pour mieux construire le présent. Il
est probablement aussi, avec les jeunes gens de la dernière génération,
Marjorie et Marcus (à travers qui l’eau et le feu se réconcilient), celui qui a
dû être le plus proche de la romancière quand elle le décrivait. Parce qu’ils
ont l’écriture en commun, ainsi qu’une identique vision du monde et de ses
convulsions.
Mais tous, femmes et hommes, sont scrutés avec la même
attention par Yaa Gyasi qui leur offre des destins parfois tragiques, toujours
d’une exceptionnelle densité. Ils existent à travers leurs propres
contradictions, ainsi le père de Marcus, dont celui-ci apprend qu’il était « un esprit brillant, mais qu’un poids
obscur l’étouffait. » La part d’ombre, venue de très loin, ne cède
jamais complètement à la lumière, elle garde sa présence menaçante et reste
capable de détruire les plus faibles. Qui, eux aussi, sont cependant des êtres
attachants.
Le premier roman de Yaa Gyasi est, disait l’éditeur de la
traduction française, « sur le point
de devenir un phénomène mondial. » Le lire permet de comprendre
pourquoi.