Elle aime proposer à son public des destinées singulières comme celle-ci. Créé en 2014 en Avignon par une Compagnie qui justifie totalement son nom de Théâtre du corps, le spectacle compte déjà plus de 600 représentations. Il est joué ici depuis septembre et restera à l'affiche jusqu'au 4 février 2018, avec l'assurance de danser devant une salle comble et enthousiaste.
Comment ne pas succomber face au double talent de Julien Derouault ? Personne ne songerait à le mettre en cause en tant que danseur. C'est une évidence, mais comme comédien on peut s'interroger ... et j'ai été conquise, comme tout le monde, encore qu'on puisse dire qu'il ne "joue" pas mais qu'il incarne. Sa prestation est prodigieuse.
La représentation commence par la métaphore d'un supplice de Tantale. Le danseur est retenu par une corde qui ne l'autorisera jamais à se saisir d'une couronne posée sur un fauteuil au bout de la scène. Il suffirait de tendre le bout des doigts de quelques millimètres pour y parvenir ... sauf que le corps entier est déjà tendu à l'extrême. Sa musculature d'athlète ne sera d'aucun secours. Il s’étrangle de rire, tombe dix fois à terre et toujours se relève, subissant les contraintes.
Personnellement j’aurais attrapé le fauteuil pour ensuite saisir l'objet, en adoptant une stratégie de contournement. Mais il y a encore plus simple, détacher soi même cette corde. Nous sommes si souvent nos propres bourreaux !
La démonstration est spectaculaire sur le plan physique (on imagine que Marie-Claude Pietragalla l'a poussé à la performance, et elle a eu raison). Elle l'est aussi sur le plan de l'interprétation d'un texte qui demande une forte attention. Le dire en le dansant relève de l'impossible. Et pourtant c'est ce à quoi on assiste.L'essentiel est une poésie de Louis Aragon et plus précisément La nuit des jeunes gens, tirée du recueil "Les poètes" écrit en 1960. Ensuite, Richard II de William Shakespeare ne dénote pas, si bien qu'on a le sentiment d'un texte unique, cohérent sur les doutes qui peuvent secouer un homme.
Il aurait pu danser "sur" des paroles qui auraient été lues par un acteur. Il a choisi de les dire, en assumant les contraintes de souffle, d'espace et de temps. Il aurait pu le faire en nous faisant ressentir le niveau de difficulté. Il a choisi le naturel. Ce sont ses muscles qui trahissent sans bruit la performance. On les voit se contracter à l'extrême. Et on est subjugué.
Il fallait y penser, lâcher la corde qui rend prisonnier est un risque à prendre pour aller chercher ce qu'on doit devenir. Nous sommes trop souvent concentrés sur des objectifs matériels comme gagner de l'argent dans un monde qui
manque cruellement de poésie. La quête de l'impossible étoile, cet absolu qui nous élève, résonne aujourd'hui comme un cri d'alarme.Quelle (autre) surprise quand le rire se déclenche. Par exemple quand le danseur se permet une didascalie, mais qui a fait cette chorégraphie ? A-t-on bien entendu ? Ne serait-ce pas un spectateur qui s'interroge ? Mais non, c'est Julien qui fait un clin d'oeil à la chorégraphe, au même instant que nous-même, spectateur, estimions que décidément c'était presque indansable une telle cadence, déhanché, pirouette, toune, avance, recule, saut !Tout à l'heure son numéro de claquettes sera lui aussi un grand moment.
Jusqu'au dessin qui se déploie en arabesques sur le mur du fond.
On est sous le choc et quand, dans le métro du retour, je reprends la lecture de l'Invention des corps de Pierre Ducrozet, chez Actes Sud, je me dis que oui des connexions existent entre tous les arts.
Avec Julien Derouault
Mise en scène et chorégraphie de Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault
Sur des textes d'Aragon et de Shakespeare
Musique de Yannael Quenel
Prolongations jusqu'au 4 février 2018
Du jeudi au samedi à 19h, le dimanche à 15h
Au Studio Hébertot
78 bis Boulevard des Batignolles - 75017 Paris - 01.42.93.13.04