Elle s'approcha du bar avec un pas lent dès qu'elle le situa parmi les clients. Fabrice leva les yeux de son téléphone quand il vit les souliers de la femme proches des siens.
- Hi! You look wonderful!
- Oh, nice to see you; you're amazing too!
La femme déposa son sac à main sur le comptoir pour extirper le tabouret et s'installer entre le couple étranger et Fabrice.
Marie avala sa bouchée de pâtes et dit à Paul "Elle a vraiment de gros seins", ce que Paul ne tarda pas de constater en apercevant la poitrine de sa nouvelle voisine, appuyée sur le comptoir pendant les salutations. On aurait dit que le chandail rouge serré accentuait les volumes, mais peu importe la couleur, Marie n'y pensait déjà plus et retourna son attention sur sa somptueuse assiette de tonarelli au cacio e pepe. Elle tâta rapidement le pendentif de rubis accroché à sa chaîne en or, qu'elle portait délicatement au cou lors des grandes sorties.
Paul ne faisait jamais de commentaires déplacés sur les femmes, et démontrait une grande tendresse pour Marie. Il était un homme discret et il ne voudrait jamais la blesser en comparant le physique plus avantageux d'une autre au sien, qu'il connaissait depuis près de vingt ans. Il l'aimait, après tout. Et c'était leur week-end de voyage, celui avant qu'il rentre au bureau en début d'année. Il était heureux et en paix avec l'idée de partager sa vie avec une complice, une compagne qui disait oui à toutes ses folies, qui mangeait et buvait avec lui. Ensemble, ils réalisaient des rêves qu'aucun n'aurait entrepris chacun de son côté.
En ce vendredi soir, le restaurant de l'hôtel grouillait d'achalandage, et c'est au bar qu'il y avait le plus de va-et-vient. Les clients s'y assoyaient pour un apéritif en attendant que leur table se libère, et seulement quelques-uns s'y installaient pour manger. Paul et Marie préféraient toujours manger au bar, bénéficiant d'une vue exclusive sur la préparation des drinks, et d'un accès rapproché aux conversations du personnel. Ils se sentaient ainsi davantage dans la game.
Marie s'était maquillée pour l'occasion et sentait qu'en ce moment, ses pupilles étaient particulièrement brillantes lorsqu'elle annonça à Paul :
- Je sais ce que j'écrirai demain.
- Hmmm.
- Oui, je vais sûrement parler d'art.
Ils venaient de passer une longue journée à flâner dans les musées et ça l'avait rendue heureuse. Elle savourait la chance qu'elle avait de vivre avec un homme qui aimait l'art autant qu'elle et en ce vendredi, il n'y avait rien de plus noble que de travailler à la diffusion de l'art et de la culture auprès du plus grand nombre.
- Prends un break demain.
- Pourquoi, un break?
- Saute un samedi, tu n'as pas besoin d'écrire demain, nous sommes en vacances.
- Mais si, je t'assure, j'ai envie d'écrire.
Après un moment Marie ajoute :
- C'est un bon exercice pour moi. Tu sais que depuis quatre ans, en écrivant tous les samedis, j'ai écrit environ deux cents billets?
- Wow, c'est beaucoup. Et qu'as-tu appris en écrivant depuis quatre ans?
- Bah, je ne sais pas, je n'ai pas vraiment appris, j'écris plutôt mes réflexions. Ça m'aide à réfléchir et à articuler mes pensées. J'avais recommencé à écrire régulièrement lorsque j'ai pris le cours de création littéraire, tu te souviens, avec Laurance qu'on a été voir au lancement?
- Oui, mais pourquoi veux-tu encore écrire tous les samedis?
Pour Paul, cet exercice était un peu laborieux. Il lui semblait émaner d'une discipline que lui-même ne s'imposerait pas et trouvait légitime de prendre relâche pendant les vacances.
- What's next?
La question gêna profondément Marie. Elle se dépêcha d'avaler sa bouchée de pâtes et lui répondit :
- Un roman, j'aimerais écrire un roman. Et je suis sûre que ça m'aide, d'écrire régulièrement, c'est un bon exercice.
- Alors écris-le, ton roman. Arrête de prendre des cours, mets les efforts sur ton roman si c'est ça que tu veux. Focusse! D'ailleurs, tu l'as déjà écrit, ton roman, avec tous tes billets depuis ces années, vas-y, mais fais-le! Rien ne se fera si tu ne le fais pas, tu as beau apprendre à tenir un crayon, mais un livre ne se fait pas si tu ne le déposes pas sur le papier.
Il avait raison et elle le savait.
- Mais j'aime ça Paul, prendre des cours. J'aime écrire, et j'aime apprendre... Tu sais Paul, c'est pour ça que je t'aime. Tu me connais tellement que tu peux me dire des choses pareilles. J'aime ça quand tu me bouscules un peu comme ça. Et tu as raison.
- Ils ont vraiment une drôle de dynamique à côté.
Fabrice venait de quitter le bar avec sa compagne. À côté de Marie, un homme se glissait entre elle et son épouse et les obligeait à tasser leurs sièges plus à droite. Un groupe de jeunes femmes se rassemblait du côté de Paul, la brune lui faisant penser à Monica Lewinsky. Il était au-delà de vingt-deux heures et le plat de poulet à la diablo venait d'être déposé devant eux. Le barolo était soyeux, et Marie se disait qu'elle était vraiment une femme comblée.
Elle pensait toujours écrire un billet sur l'art le lendemain.