Même si l’enseigne Carrefour affiche sa volonté de créer « Le Bio… pour tous ! » et la filiale Auchan celle de « rendre le bio accessible à tout un chacun » (nous n’avons pas obtenu de réponse sur leurs perspectives pour 2017), les professionnels engagés critiquent le manque de cohérence entre le bio industriel et ses critères sociaux et environnementaux. « La grande distribution achète des produits qui ont fait le tour du monde pour arriver dans l’assiette du consommateur Français. Ce n’est pas cohérent sur un plan environnemental, mais aussi social, parce qu’en général c’est fait sur le dos de gens qui sont payés moins de 2€ par jour à l’autre bout de la planète. », explique le directeur de Biocoop, Claude Gruffat. En proposant des tomates et des fraises en hiver dans les grandes surfaces, la grande distribution répond davantage à une demande, plutôt qu’à des critères éthiques. De plus, le label bio européen a assoupli ses critères depuis sa création en 1999, en autorisant notamment 0,9 % d’OGM dans les produits bio, des traitements médicamenteux (trois par an maximum pour les poules pondeuses par exemple), et la mixité – bio et non bio – des exploitations2
« Aujourd’hui, une ferme de 1000 vaches en bio, c’est possible », s’alarme le directeur de la coopérative Norabio dans les Hauts-de-France. Si les nouveaux industriels du bio s’arrêtent aux normes fixées par le cahier des charges européen, des projets de très grandes envergures en bio peu soucieux des normes environnementales et sociales, pourraient en effet voir le jour. Les défenseurs de l’agriculture paysanne et locale s’inquiètent ainsi de voir, à terme, les procédés de l’agriculture conventionnelle appliqués au bio, avec la mécanisation accrue de la production et la pression de la grande distribution pour la standardisation des produits3. « Les progrès technologiques et industriels vont de pair avec, soit une baisse des qualités gustatives des aliments, soit une standardisation-homogénéisation des produits, soit encore la disparition, la raréfaction ou le remplacement par des substituts industriels des produits artisanaux (fromages, charcuteries, pain, etc.) », analysait déjà Jean-Pierre Corbeau, professeur de sociologie à l’Université François Rabelais de Tours au XVIIe congrès de l’AISLF (Association Internationale des Sociologues de Langue Française) en 2004.
La guerre des prix
« Le rôle du distributeur a un impact extrêmement important dans le mode de production », souligne Claude Gruffat. En effet, dans l’ouvrage Les coulisses de la grande distribution (Ed. Albin Michel, 2000), Christian Jacquiau affirme que 97 % des produits alimentaires passent par 5 réseaux de distribution : Carrefour-Promodès, Lucie (centrale d’achat commune à Leclerc et à Système U), Opéra (centrale d’achats regroupant Casino-Cora, mais aussi Franprix, Leader Price, Monoprix-Prisunic), Auchan, et Intermarché. Leur position de domination leur permet de négocier des prix à la baisse. Les producteurs, soumis à cette pression, industrialisent leurs méthodes de production pour d’accroître leurs rendements afin de faire des économies d’échelle (voir Kaizen 6).
Selon les études de l’Agence Bio, en 2014 « près de 9 Français sur 10 ont consommé des produits bio au moins occasionnellement, et 6 sur 10 régulièrement »4. La grande distribution saisit ainsi un marché en pleine croissance, mais n’est pas préparée à cette demande car les surfaces agricoles manquent (4 % d’entre elles seulement sont consacrées au bio en France). Alors, au lieu de construire petit à petit des partenariats avec les filières françaises, elles importent des produits de l’étranger. La grande distribution construit donc un bio « qui vient d’ailleurs » selon les mots de Mathieu Lancrix, directeur de Norabio.
Stéphanie Pageot, présidente de la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB) rappelle que « de nouveaux acteurs arrivent et sont tentés de s’engager dans une guerre des prix. Mais il faut qu’ils fassent la guerre du prix le plus juste, pas celle du prix le plus bas ! ». Faire appel à des travailleurs à l’étranger permet de baisser le prix des produits bio. Comment déterminer alors un prix juste ? En suivant les principes du commerce équitable et de l’économie sociale et solidaire, selon les acteurs de la Bio. Ainsi, la marque “Ensemble pour plus de sens”, créée en 2000, rebaptisée depuis “Ensemble, solidaire avec les producteurs”, privilégie l’adaptation aux conditions de production pour ajuster les tarifs : « Chaque année, en fonction des aléas climatiques et des rendements obtenus, les prix des produits peuvent varier à l’intérieur d’une fourchette. Ils sont garantis par contrat sur trois ans avec un plancher et un plafond », explique François Péloquin, agriculteur bio et gérant du GIE Ferme de Chassagne, en Charentes.
« Il faut recréer du lien entre les différents acteurs », ajoute Stéphanie Pageot. Décidés à réagir, les différents acteurs de la Bio se regroupent de plus en plus pour anticiper la concurrence des filières industrielles. « Il y a un risque qu’ils fassent pression sur les prix. C’est pour cela que nous devons organiser les filières : gérer la surproduction et s’organiser avec les distributeurs », explique le directeur de la coopérative Norabio basée à Gondecourt, qui regroupe 140 producteurs de fruits, légumes et céréales Bio.
La Bio défend un projet politique, économique et social
À la différence du bio industriel, la Bio entend ainsi respecter la terre, son rythme et ses saisons tout en garantissant une justice sociale pour les travailleurs, mais aussi créer une plus grande autonomie alimentaire et permettre l’accès à une nourriture de meilleure qualité. C’est pour être fidèle à ces principes que certaines filières spécialisées (Les Nouveaux Robinsons, Biocoop…) s’engagent à ne pas laisser, par exemple, de trace d’OGM dans les produits bio, ou à limiter le transport par avion.Toujours dans la perspective de renforcer les critères de la Bio, la FNAB a créé en 2010 un nouveau cahier des charges français, Bio Cohérence, (ses produits sont disponibles dans les magasins bio engagés et chez certains producteurs) qui s’ajoute à la réglementation européenne et renforce ses critères : il garantit ainsi une nourriture 100 % bio, cultures et élevages confondus, interdit les OGM ainsi que l’élevage hors-sol, et privilégie la vente directe. Il s’ajoute à la liste des cahiers des charges privés comme celui de l’association Nature & Progrès, ou de Déméterpour l’agriculture biodynamique.
« La vigilance du consommateur, c’est d’imposer et de demander que les valeurs qui encadrent la Bio, telles qu’on les a connues dans les réseaux spécialisés jusqu’à maintenant, soient aussi conservées par la grande distribution », préconise Claude Gruffat. Si aujourd’hui les filières internationales n’ont pas pris plus d’ampleur, c’est grâce au consommateur, qui privilégie à 71 % les produits français, selon l’Agence Bio. « La concurrence internationale reste cependant forte. Nous avons tiré la sonnette d’alarme dans les années 1990 et, les consommateurs ont commencé à boycotter les produits venus de Chine, des pays de l’Est ou du Canada. », rappelle François Péloquin, agriculteur bio en Charente.
Il s’agit donc de garder l’esprit critique, en choisissant des produits de saison, bio et locaux. En espérant qu’ « avec les consommateurs, les petits ruisseaux feront les grandes rivières », conclut Claude Gruffat.
1 Chiffres de l’Agence Bio, 2016.
2 Le bio s’use-t-il ? Analyse du débat autour de la conventionalisation du label bio, Geneviève Teil, p.102-118, 2012.
3 Les évolutions des exploitations agricoles bio, Denise Van Dam et Jean Nizet, Revue économie rurale, 2014. 4 Voir les études de l’Agence Bio.
Par Léa Dang pour le magazine Kaizen