Est-ce parce que, cette année, L’Education sentimentale est inscrite au programme de l’agrégation, ou bien le fruit du hasard ? Deux ouvrages d’importance viennent de sortir en librairie, le Dictionnaire Flaubert (Editions Honoré Champion, 1771 pages, 45 €) et le Dictionnaire Gustave Flaubert (Classiques Garnier, 1260 pages, 68 €). Ces forts volumes sont le fruit du travail de deux équipes, placées sous la direction d’universitaires spécialistes de l’écrivain, Gisèle Séginger pour le premier et Eric Le Calvez pour le second.
Ces dictionnaires ouvrent avant tout un champ de liberté ; ils permettent une lecture au fil des pages ou bien laissée au hasard ou encore choisie. Ce sont, en quelque sorte, des puzzles dont la biographie et l’œuvre de Flaubert seraient les sujets principaux, mais qui n’excluent pas les arrière-plans, comme le paysage littéraire du Second Empire et des débuts de la IIIe République, ni les chemins de traverse. Quel que soit le choix du lecteur, simple amateur ou chercheur, les deux ouvrages réservent une moisson d’érudition et de pédagogie ; chacun puisera dans ces gisements d’informations les pépites qu’il souhaitera.
La langue représentait pour Flaubert – lui-même grand lecteur de dictionnaires et d’ouvrages encyclopédiques – un enjeu capital, pouvant aller jusqu’à l’obsession. Il n’hésitait pas à rester plusieurs jours sur une page dans l’unique but d’y placer le mot juste, d’atteindre la perfection d’une phrase que confirmait l’oralité du « gueuloir » de Croisset. Comme son ami Théophile Gautier, mais sans doute avec davantage de rigueur, il pouvait exhumer un terme depuis longtemps tombé en désuétude ou créer un néologisme. C’est pourquoi il regardait avec suspicion et agacement les écrivains capables de produire un roman annuel au style facile, voire négligé. On ne s’étonnera donc pas de la richesse lexicale des deux livres, qui reflète un éclectisme cher au sujet commun.
La version Garnier inclut une chronologie succincte fort utile, absente chez Champion, seul ouvrage, en revanche, à offrir en fin de volume une liste des entrées tout à fait bienvenue. Chacun des dictionnaires propose, naturellement, des entrées classiques et indispensables pour aborder Flaubert, qu’il s’agisse des personnages de son temps (Baudelaire, Gautier, Feydeau, Maxime Du Camp, Michel Lévy, Ernest Pinard…), des héros de ses romans (Emma Bovary, Homais, Mme Arnoux, Hérodias, Bouvard, Pécuchet…), de ses ouvrages, des lieux où il vécut (Croisset, Trouville, Paris, Beyrouth…) ou encore de notions aussi importantes dans son esprit que l’art, l’anticléricalisme ou la bêtise. Il n’est alors pas inintéressant de lire les définitions en parallèle car elles témoignent d’une réelle substance, d’approches souvent différentes ; elles ne se limitent en outre pas à un florilège de citations – par ailleurs présentes, tant issues des œuvres que de la correspondance qui, chez Flaubert, s’impose comme une œuvre en soi.
Mais beaucoup d’autres entrées se révèlent plus originales, voire insolites. Dans l’édition dirigée par Eric Le Calvez, sont ainsi évoqués l’Académie (source de tous les sarcasmes de l’écrivain), le rôle des adverbes dans l’écriture flaubertienne, l’antisémitisme, les bonnes tables, comme le Café Anglais ou Tortoni, sans oublier une étonnante entrée consacrée à la tête de veau et une autre, non moins inattendue, sur un terme trop peu usité aujourd’hui : « Pignouf », qu’il déclinait à l’envi ; n’écrivait-il pas aux frères Goncourt, le 12 août 1865, s’agissant de l’essai de Pierre-Joseph Proudhon, Du Principe de l’Art et de sa destination sociale : « Je viens de lire le livre de Proudhon sur l’Art. On a désormais le maximum de la Pignoufferie socialiste» ?
L’édition dirigée par Gisèle Séginger n’est pas en reste ; elle est la seule à consacrer des notices, par exemple, à l’athéisme, à Maurice Blanchot, à Bruegel le Jeune, à Gustave Courbet, au libre-arbitre, au péché, etc.
In fine, au nombre d’entrées, l’édition Garnier l’emporte (au hasard, la lettre « P » en comporte 132, contre 51 pour l’édition Champion), mais le nombre ne saurait être le critère le plus décisif. Ainsi, la notice consacrée à Apollonie Sabatier (la Présidente) est-elle tout à fait digne d’éloges et bien complète d’une bibliographie mise à jour dans l’édition dirigée par Gisèle Séginger – même si le sculpteur Clésinger y est curieusement prénommé « Maurice » -, tandis que celle de l’ouvrage publié par l’équipe d’Eric Le Calvez sur la belle Apollonie n’est guère un modèle du genre : plus succincte, elle fait l’impasse sur son nom d’état civil et affiche des références bibliographiques aujourd’hui trop anciennes.
Le lecteur devra parcourir les deux dictionnaires pour choisir celui qui lui conviendra le mieux, car ces deux livres ne sauraient réellement se concurrencer ; ils se complèteraient plutôt. Quant à la connaissance de Flaubert ainsi rendue disponible au public, elle est la grande bénéficiaire de ces deux publications simultanées.