L’Héroïque Lande, la frontière brûle, le dernier film de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, se présente comme un prolongement documentaire de La Blessure. Une fiction autour de demandeurs d’asile africains retenus en zone d’attente. Treize ans après l’univers des petits hôtels et des squats, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval ont filmé la « Jungle » de Calais, sur plusieurs mois, depuis 2016. Captant l’intimité de réfugiés, dont les parcours sont autant d’odyssées singulières, construisant leur film avec ces derniers, ils proposent un regard sensible, avec L’Héroïque Lande, sur cet espace frontalier à la pliure de la France et du Royaume-Uni. Mais la frontière qu’il s’agit de transgresser ici, c’est aussi celle qui est censée séparer le documentaire de la fiction. L’Héroïque Lande constitue une méditation poétique et politique, autour du mouvement perpétuel des humains, de part et d’autre du globe. Autour des métamorphoses que ce mouvement de population suscite aussi bien chez les réfugiés que dans les territoires qu’ils occupent et réinventent. C’est à la lumière de l’expérience historique et utopique du marronnage ( les fuites et résistances furtives des esclaves ) que Klotz et Perceval ont scruté la « Jungle ». Les figures de l’esclave fugitif et du réfugié contemporain, parce qu’elles partagent une même fugue ( racine latine fuga, « fuite » ) créatrice, s’éclairent, en effet, réciproquement2. De sorte que la « Jungle » — par certains aspects — s’apparente à une communauté marronne. Alors que la revue Africultures à paraître en ce mois de janvier, Objets d’inhumanité : frontières, traversées, migrations, consacre l’un de ses articles au film, nous vous proposons, ici, un entretien avec les réalisateurs.
Dans quelle mesure peut-on dire que L’Héroïque Lande fait partie de votre processus de réflexion autour / avec, celles et ceux qui dirions-nous se retrouvent à la marge de nos sociétés aujourd’hui ? Je pense notamment à La Blessure.
Elisabeth Perceval (E.P.). Partons de l’expression « celles et ceux qui sont à la marge de nos sociétés… ». Celles et ceux qui aujourd’hui fuient les guerres, les conflits ethniques, les crises économiques, politiques, le changement climatique sont-ils vraiment en marge ? Pris dans le vaste mouvement migratoire, ces milliers de réfugiés viennent chez nous demander l’asile ou la protection, le temps de passer en Angleterre, où tout simplement pour avoir le droit de vivre. Ils font partie du monde, de notre monde à tous. Ils sont monde.
Au moment de La Blessure, il était assez simple de rencontrer les demandeurs d’asile, dans les différentes associations, les centres d’accueils, et de passer du temps ensemble dans les squats. À cette époque le droit d’asile commençait sérieusement à se fissurer, avec toutes sortes de réformes législatives, complexifiant à outrance l’obtention du statut de réfugié. Il y a eu Sangatte puis sa destruction en 2002. C’est à ce moment-là que la Jungle de Calais a commencé à surgir de la boue. D’abord un maquis, puis peu à peu, une ville-monde, tout près de Paris, qui ne demandait qu’à prendre racine, à s’organiser. Dans cette lande s’esquissaient les plans d’une ville assurément nouvelle.
Notre cinéma est traversé par des questions liées à la présence d’un corps interdit – comment le regarder ? Le filmer ? Au centre de ces questions il y a l’idée du droit à l’existence. C’est ce lien que nous approfondissons, depuis Paria puis La Blessure : comment retranscrire cinématographiquement l’expérience sensible des rencontres que nous faisons ?
E.P. Ce qu’il y a de commun aussi entre La Blessure et L’Héroïque Lande, c’est que nous avons compris que ça allait prendre du temps. Du temps pour se rencontrer, apprendre à se connaitre, installer une confiance entre nous. Du temps donc, pour filmer. Il s’agissait d’une immersion dans un univers inconnu dont on s’est senti immédiatement très proches en raison de l’évidence des relations. Nous avons partagé des moments de vies, des repas, des discussions. C’est de cette manière que les choses se sont passées pour La Blessure, bien que La Blessure soit un film de fiction, mais dont le scénario s’est construit sur presque deux ans de rencontres.
Pour L’Héroïque Lande, c’est grâce au temps passé quotidiennement ensemble que la caméra a trouvé sa place. Je pense qu’on ne fait que se répéter d’un film à l’autre. On cherche sa méthode, on l’approfondie – il y a une continuité entre les films – c’est ça, la répétition. On entre dans un espace, on rencontre des personnes, par exemple dans les squats de la Blessure, lieu fermé, aux fenêtres murées, clos sur lui-même, coupé du monde extérieur. A l’opposée, dans la Jungle de Calais, on s’est retrouvé dans un immense squat à ciel ouvert que l’on arpentait chaque jour.
On ne passait pas notre temps à filmer. On a passé du temps à parler, échanger, à essayer de comprendre – de se comprendre. Je me rends compte que plus tu es âgé, plus tu apprends, plus tu as la possibilité d’apprendre. Au bout d’un moment, on a senti qu’on avait davantage en commun, que peu de choses nous différenciait. On est là, proche d’eux, avec eux. Une relation s’établissait – chacun a son parcours, ses rêves, ses cauchemars. On a des choses en commun et en même temps chacun est unique. Filmer les personnes qu’on rencontre, c’est ce qu’on fait depuis longtemps. Almaz, Zeid, Dawitt, Johnny, Yared, Alfati, Tahir, avaient bien conscience que Nicolas et moi étions en train de faire un travail. Et que d’une certaine manière, nous le faisions ensemble. Mais aussi avec d’autres personnes qu’ils ne connaissaient pas. Ils savaient aussi que pendant les évènements qui allaient se passer, on serait là, avec eux, sur place.
Nous filmons depuis notre rencontre avec eux. Depuis leurs gestes et leurs paroles.
Pourquoi avoir choisi davantage le format « documentaire » pour L’Héroïque Lande?
N.K. Ces frontières, documentaire / fiction, n’existent plus dans notre travail depuis longtemps : « Liberté et fraternité entre le réel et la fiction ». Les différences sont avant tout des questions de budget. Le cinéma de fiction coûte plus cher parce qu’on travaille avec une équipe. Le cinéma documentaire est plus improvisé. Mais dans nos films, ces frontières sont sans cesse brouillées. Le documentaire ouvre sur la fiction qui ouvre sur le documentaire qui ouvre sur la fiction. Enregistrer le réel avec une caméra, ça n’existe pas. Le réel ne tombe pas du ciel parce qu’on appuie sur « on ». Elisabeth dit que nous avons fait le film avec eux, c’est vrai. Comme les grands acteurs, ils font la mise en scène eux-mêmes, les déplacements, déterminent la durée du plan. Ils sont devant la caméra, habitent le cadre, le temps, la parole, le silence. Nous n’essayons pas de les diriger ou de les prendre en charge. Nous filmons depuis notre rencontre avec eux. Depuis leurs gestes et leurs paroles. Ils sont dans leurs vies et lorsque nous filmons, la caméra fait partie de leurs vies à cet instant-là. Et comme les choses se passent toujours une seule fois, nous essayons de filmer cet instant-là. C’est beaucoup de temps, de patience et d’obstination.
L’imaginaire collectif sur les migrations a tendance à retenir celui d’une masse de personnes invisibilisées. Vous choisissez la singularité. Nous suivons quelques habitants du camp, dans leurs mouvements quotidiens. Vous ne documentez pas nécessairement leur passé, ni même décrivez en tant que tel la Jungle. Comment s’est fait le contact avec ces personnes spécifiquement ?
N.K. Nous avons travaillé sur L’Héroïque Lande de la même manière que sur nos autres films. En cherchant nos partis-pris dans le film que nous sommes en train de faire. Nous avions une petite caméra. Souvent les gens pensaient que je photographiais. Le contact se faisait exclusivement dans les ruelles de la Jungle. On se croise, on se regarde, on se dit bonjour, on s’arrête. C’est une question de regard, de feeling, de désir de filmer. C’est très instinctif. Nous arpentions la Jungle toute la journée alors on a rencontré beaucoup de monde. Beaucoup nous invitaient dans leurs tentes. On se revoyait le lendemain. Le choix ne s’est jamais fait sur un récit ou un témoignage. Ces récits surgissaient ou pas, ils n’étaient pas indispensables pour le film. On cherchait autre chose, de moins précis, de plus proche de ce qui se passe avec les acteurs pendant nos tournages. C’est comme entre amis ; on sait ce que les uns et les autres ont vécu, c’est là, mais la vie continue. Souvent ce sont les silences, les visages, les regards, les corps, les complicités, qui comptent le plus. J’avais un seul objectif sur ma caméra, un objectif fixe. Pas de zoom. Je voyais le film inventer sa forme chaque fois que je faisais un cadre. Ils avaient beau parler de choses très banales, il se passait tellement de choses dans l’image et dans les sons tout autour, que les plans prenaient vie tout de suite ou pas du tout. Je crois qu’ils le sentaient autant que nous. Ils étaient très complices de la caméra. Le regard caméra d’Almaz qui dure un long moment avant qu’elle se détourne, est aussi beau que celui de Harriet Andersson dans Monica.
E.P. Souvent les journalistes viennent enregistrer des images pour illustrer des commentaires déjà écrits. Ils restent peu de temps, ces images servent les fictions que les médias ont construites avant même de venir dans la Jungle. Leurs images sont là pour soutenir un discours. Ils viennent une journée, moins parfois, en équipe de trois, quatre personnes ; ils posent, par exemple, la caméra à une trentaine de mètres des migrants en train de faire la queue pour chercher leur repas. Je leur ai demandé pourquoi ils se mettaient si loin. Et ils m’ont répondu qu’ensuite ils zoomaient. Ça dit tout, non ? Ils ne s’approchent pas, ils ne les rencontrent pas, ils les filment de loin et de plus dans une situation désagréable ; faire la queue pour recevoir un repas gratuit n’est pas forcément une situation dans laquelle les gens vont pouvoir exprimer quelque chose de singulier. Ils sont renvoyés à une image mille fois montrée. Ils ne sont pas regardés, ils deviennent une masse de personnes « invisibilisées ». Par exemple quand nous sommes sur le terrain de jeux et que les jeunes viennent parler devant la caméra, c’est eux qui prennent la parole. Ils s’adressent au monde, aux gens, au public qui sera plus tard dans la salle. Et ce sont eux arrêtent le plan et qui disent “c’est fini” ou “merci, thank you”, “au revoir”.
La frontière brûle est dans le titre. Le feu est un fil rouge de ce film. Le feu autour duquel se rassemblent les habitants de la Jungle pour discuter, échanger, et celui qui détruit tout et transforme la Jungle en un champ de cendre. Comment s’est imposé ce fil rouge et cette métaphore du feu ?
N.K. C’est la réalité. Le feu et le vent sont omniprésents. Toutes sortes de feux. Pour faire la cuisine, du thé, se chauffer, jouer aux dominos. Pour discuter à 3, à 5 ou à 12, en se réchauffant autour d’un braséro dans le vent glacial de la rue. Les feux, comme le son du vent, sont presque les dieux invisibles de la Jungle. Il vaut mieux les avoir de son côté. Nous avons vécu la destruction de la Zone Sud à la fin du premier hiver. Beaucoup d’associations s’y étaient opposées. Alors des représentants de la préfecture ont accompagné la juge du Tribunal de Grande Instance de Lille qui avait été nommée, pour voir par elle-même combien de personnes vivaient dans la Jungle et particulièrement combien d’enfants. Les réfugiés espéraient beaucoup de cette visite. Pour eux, des représentants de l’Etat français allaient visiter la Jungle et accepter enfin d’accomplir un geste de protection à leur égard. Mais c’était d’évidence un simulacre. Une dizaine de jours plus tard, toute la Zone Sud a été détruite. Très méthodiquement. A coup de centaines de CRS, d’une cinquantaine de bulldozers, et des entreprises spécialisées. Alors certains migrants ont mis eux-mêmes le feu à leurs habitations, ça porte malheur de laisser sa maison à « l’ennemi ».
Et puis, il y a eu d’autres feux, des feux plus étranges, des feux criminels, plus manipulés. Manipulés par qui ? Certains parlaient de la police, d’autres des passeurs, d’autres encore des groupuscules d’extrême-droite de la région. Les semaines qui ont précédé la destruction étaient vraiment très étranges, chaque nuit, il y avait des feux, des bagarres, des blessés.
Nous sommes revenus souvent pendant les mois qui ont suivi cette première destruction. Les habitants de la Zone Sud avaient déplacé leurs maisons vers la Zone Nord qui était beaucoup plus petite. L’herbe avait repoussé dans la Zone Sud et la vie avait repris dans la Zone Nord. C’était surpeuplé, mais la vie a recommencé avec des moments festifs, de douceurs, de rencontres. Il y régnait une sorte de paix, malgré l’extrême promiscuité, les bagarres, et toujours, la police qui rôdait autour.
La troisième partie du film s’appelle « Phoenix ». Après la destruction, les réfugiés ont très vite recommencé à vivre. A renaitre de leurs cendres. C’est ce qu’ils font depuis toujours. Ils sont invincibles. Ils ont repris très vite le cours de leurs vies, malgré toutes les forces qui s’étaient liguaient contre eux. Jusqu’au démantèlement définitif au début de l’automne, en octobre 2016. Mais je crois que la Jungle est indestructible. Son histoire vient de trop loin pour disparaitre comme ça, juste sur un coup de tête administratif. La Jungle est le descendant de toutes les forêts du monde, des marrons, des esclaves en fuite, de l’Underground Railroad. Le livre de Dénétem Touam Bona – Fugitif, où cours tu ? – y fait écho. Nous lui avons proposé de venir quelques jours avec nous pendant le tournage.
Les troisième et quatrième partie sont une métaphore de la fuite, du marronnage, avec l’imaginaire de la forêt, des migrants qui s’y cachent, des passages qu’ils créent vers la mer pour s’enfuir, et aussi de toutes les danses, musiques et spiritualités qui ramènent à la vie en permanence.
N.K. Oui, dans toute la partie sur la plage, nous suivons ces hommes qui cherchent le passage et qui cherchent à nous faire passer avec eux. On avait vraiment le sentiment que ces paysages de sable étaient à la fois une plage brûlée par le soleil et un désert. Avec tout autour, le monde post-industriel polluant, comme dans Stalker d’Andrei Tarkovski. Un critique espagnol nous a d’ailleurs dit, après avoir vu le film au FID, que L’Héroïque Lande, c’était Stalker en vrai. Cette plage, ce désert, est une zone, un passage, où les gens traversent, disparaissent. Certains réussissent à passer de l’autre côté de la frontière. Ce jeune homme, qui nous a dit à cet endroit-là, être possédé par le diable, a ensuite disparu lui aussi. Il a trouvé le passage. Le passage depuis l’Erythrée, vers la Libye, vers l’Italie, vers la Jungle, mais aussi vers sa folie – cette frontière en feu – qui séparait de moins en moins le réel de son voyage, de son cauchemar.
À cet endroit de passages, très oniriques, de traversées que l’on sent sans la voir, on ne sait plus bien si on est dans la fiction ou le documentaire.
E.P. Nous-mêmes étions un peu débordés. Zeid, le jeune garçon, nous a dit : “J’aimerais vous montrer le passage, l’endroit où depuis la Jungle on arrive à la plage, ensuite on longe la plage pour se rendre aux quais d’embarquement du port”. On a fait le parcours avec lui. Tout autour, des hauts grillages fermaient la Jungle. A un endroit, à la lisière d’une zone boisée, le grillage avait été découpé. C’est dans cette zone d’arbres et de buissons, que les réfugiés se retrouvaient en attendant que la nuit tombe, avant de s’aventurer sur la plage. Pour échapper à la surveillance de la police, les migrants marchaient dans les hautes herbes qui bordaient la plage, puis elles ont été rasées pour les empêcher de s’y cacher. Nous-mêmes avions l’impression d’être dans la fiction parce que nous étions à cet endroit que seuls les réfugiés connaissaient. Un chemin de fuite, d’échappée, qui venait de très loin.
Certains parlent d’un Vichy européen, mais peut-être l’Europe a-t-elle déjà dépassée Vichy depuis longtemps…
Comment avez-vous approché l’imaginaire du marronnage, au sens d’une certaine profondeur historique de gestes émancipateurs ?
N.K. C’est quelque chose que nous avons senti pendant que nous tournions. Ils ont 18, 19, 20 ans mais ils sont habités par des gestes qui viennent de loin, des gestes qui les protègent et qui leur donnent une grand force. Ils nous ont emmenés sur la plage et nous avons filmé ce que nous avons vu. Nous sentions peu à peu des connections avec d’autres époques et d’autres espaces. Quand on voit Zeid marcher au bord de la mer brûlé par le soleil, on avait vraiment l’impression de voir un de ses ancêtres marcher dans le désert. Sa manière de marcher, de guetter, sa manière de se coiffer, même avec un sweat d’aujourd’hui, la noblesse de ses gestes, son silence. Une sorte de puissance indestructible. Quelque chose qui habitait la Jungle toute entière et qui, malgré sa destruction, reprendra racine d’une manière ou d’une autre. Ici ou ailleurs.
Nous n’y sommes pas retournés récemment mais on nous a dit que des scientifiques dépêchés sur la lande par la Mairie de Calais auraient fait afficher un panneau indiquant qu’il fallait éviter que l’humain revienne pour ne pas faire fuir la faune et les papillons. Protéger les papillons contre les migrants ! Interdire de sauver les migrants qui se noient en Méditerranée ! Financer la Libye qui est le cauchemar absolu de tous les migrants venant de l’Afrique et d’organiser un tri afin de les empêcher d’arriver en Europe. C’est de la folie furieuse. Comme tout ce qui a été rapporté par les migrants, les associations et les observateurs, concernant les gazages effectués par la police française pendant la nuit. Leur corps, leur nourriture, leur eau, leur vêtements. Certains parlent d’un Vichy européen, mais peut-être l’Europe a-t-elle déjà dépassée Vichy depuis longtemps…
Le fil de la chasse à l’homme est d’ailleurs tiré aussi pendant le film sans forcément être porté à l’écran par des images des forces de l’ordre.
N.K. Le son d’un hélicoptère suffit, le passage d’un avion suffit, les yeux rougies et la peur des jeunes syriens suffisent pour comprendre très bien ce que sont tous ces gazages policiers pratiqués contre eux lorsqu’ils se rendent à Calais pour faire des courses. On a beaucoup filmé la police, mais ce n’est pas un film sur la police. On sent la surveillance partout même quand on ne la voit pas. Elle est autant dans les CRS postés tout autour de la lande que dans les caméras de surveillance, que dans les têtes. Elle est dans le corps de Yared quand il marche dans les dunes vers la plage. On sent qu’il a peur. Autant Zeid est solaire, joyeux, joue au ballon comme un petit dieu, et montre assez tranquillement la police qui les surveille au loin. Autant Yared est sombre, se cache. Il s’approche de ce lieu très exposé de manière très prudente. Il disait que ça lui rappelait la Libye.
E.P. Il s’est mis à genou, il avait très peur, il tremblait et parlait tout seul. Il avait peur que la police le voit. C’était la première fois qu’il allait sur la plage en plein jour.
Je n’oublierai jamais comment cette ville que les réfugiés et leurs amis avaient fait surgir de la boue, a été méprisée et massacrée.
Les corps sont marqués.
N.K. Leurs corps sont habités par l’histoire. On ne peut pas supprimer l’histoire. Elle revient toujours. Les nôtres aussi, mais nous vivons dans l’illusion que notre historie serait terminée. C’est peut-être une des raisons pour laquelle ils font peur à tant de gens. Un corps habité par l’histoire est plus fort qu’un corps qui n’en a pas.
E.P. Les policiers déployés dans la Jungle pendant la destruction, c’était toute une organisation policière expérimentée, qui avait été minutieusement planifiée. Une grosse machine de destruction et de communication en même temps. On avait l’impression d’être en état de guerre. Ils sont armés, protégés derrière les boucliers, les matraques, les gaz lacrymogènes, alors qu’ils sont en face de personnes qui sortent de leur baraques avec des sacs plastiques et le peu de biens qu’ils ont. Beaucoup ont passé des mois et des mois à errer. Le trajet de la migration est long. Et là, ils avaient une maison, un lieu où ils pouvaient un peu se retrouver, se reconstruire, se faire à manger, se reposer, parler avec leurs amis. Détruire tout ça, c’était comme repartir sur les routes. Beaucoup étaient désespérés de voir tout ce gâchis. Ils ne comprenaient pas pourquoi on détruisait ce qui avait permis à des milliers de personnes de mieux vivre, de retrouver un peu d’espoir.
N.K. Ce qui est compliqué, c’est de savoir quoi faire avec la rage que nous avons ressenti. Je n’oublierai jamais comment cette ville que les réfugiés et leurs amis avaient fait surgir de la boue, a été méprisée et massacrée. Faire surgir une ville de la boue, c’est le contraire de vivre dans la boue. C’est la vie qui surgit pour sortir de la boue. Et les médias ne parlaient, ne voyaient, ne savaient filmer que la boue. Au lieu d’accompagner et de témoigner de ce beau mouvement collectif vers la vie, vers la civilisation, ils ont accompagné les politiques de régression et de répression. Ils ont fabriqué une indifférence collective. En offrant en plus à cette indifférence obscène, une lamentable vitrine larmoyante : Nous, le média du monde démocratique, le monde qui a dépassé toutes les horreurs de l’histoire, le monde bien comme il faut, comment pourrait-on dignement laisser ces pauvres gens vivre dans des conditions sanitaires indécentes. La rage c’est de se rendre compte que la Jungle était une magnifique opportunité d’en finir la longue tragédie des camps européens du siècle dernier. D’inventer un lieu de vie, un lieu de passage, de repos, et de soins, que le populisme, les préjugés crasses, les politiques régressives, le spectacle médiatique, ont choisi d’anéantir en simulant de les mettre à l’abri comme ils disaient. Mais ils l’étaient déjà, à l’abri.
Pourquoi améliorer la vie quand on peut la détruire ? C’est la grande métaphore d’aujourd’hui. Celle qui nous renvoie à notre incapacité à vivre dans le monde tel qu’il est, de toujours détruire le monde qui arrive. Un monde dont parle très bien Achille Mbembé dans son livre Politiques de l’Inimitié. La Jungle, c’est le monde de demain. Comment peut-on à ce point s’opposer à la réalité sans provoquer des catastrophes?
Cela rejoint les propos aussi de l’anthropologue Michel Agier qui parle de « la condition cosmopolite » vécue dans ces camps comme quelque chose qui nous montre ce monde de demain. Il écrit notamment : « Quand je parle de cosmopolitisme ordinaire, ce sont les migrants qui dans cette situation nous montrent quelque chose d’anticipateur, qui est en train d’embarquer tout le monde. La société hôte se transforme »
N.K. En effet, les médias ont offert une grande tribune à la Mairie de Calais et aux Calaisiens en colère contre la Jungle. Mais nous avons rencontré beaucoup de Calaisiens très en colère contre cette propagande et qui ne se reconnaissaient pas du tout dans tous ces propos agressifs. Dans une brasserie bien connue du centre-ville, lorsque nous venions dîner avec nos amis de la Jungle, les employés les accueillaient à bras ouverts. Chaque fois les garçons leur donnaient des portions supplémentaires. Ils étaient pleins d’attention et de délicatesse.
E.P. Chacun faisait partie de cette communauté nouvelle, cosmopolite, où l’on pouvait rencontrer des soudanais, des érythréens, des afghans, des syriens, des iraniens. Toutes ces communautés, ces langues, ces traditions, ces gestes quotidiens vivaient ensemble. Tous ayant des racines ailleurs, étant là, de passage, ou avec le projet de demander l’asile. Beaucoup apprenaient le français enseigné par des bénévoles. Ça ne veut pas dire que c’était l’harmonie. Il ne s’agit pas de gommer les frictions. Des frictions qui sont souvent le fait de violences extérieures. Il n’y avait pas de volonté de la part de la France d’améliorer quelque chose à Calais. Du côté des associations, oui, beaucoup de choses. Comme la Cabane juridique ; un lieu extrêmement important où se retrouvaient toutes les communautés et où les gens se rendaient comptes qu’ils subissaient des violences similaires. Des avocats les aidaient bénévolement à constituer un dossier ; relever les coups, les blessures, afin de porter plainte. Il y a eu des centaines de plaintes. C’était très important. Bizarrement c’est un des premiers endroits qui a brûlé. La cabane juridique a pris feu, plusieurs fois. Qui a mis le feu ? Les gens de la Jungle ? Des gens venus de l’extérieur ? Pour beaucoup d’associations ça a été vécu comme le signal d’une volonté de détruire l’ensemble de la Jungle.
Il y avait une volonté de détruire ces lieux qui représentaient justement le côté cosmopolite dont vous parlez. Comme la tente où se retrouvaient les enfants ; un grand espace d’apprentissage de la langue, mais aussi, ils y faisaient du théâtre, fabriquaient des cerfs-volants, de masques. Détruite, elle aussi, très vite. Ce n’est pas un hasard.
Comment dépasser la rage et la colère dont vous parlez ?
N.K. On ne voulait pas que la forme du film soit débordée par notre colère. Et en même temps L’Héroïque Lande dure 3h40. Notre rage a sans doute donné une force particulière à cette durée. En février nous sommes retournés filmer la Jungle vidée de tous ses habitants et de ses maisons. Il ne restait pas une trace. Cela ressemblait à un site pré-historique. A un moment donné, il y a ce jeune réfugié qui marche sur le chemin qui était encore quelques mois plus tôt, la rue principale de la Jungle. Une seule personne dans ce paysage. On a l’impression que c’est à nouveau le premier homme qui revient et qui se transforme en cet homme qui danse. Une danse vaudou qui invite les réfugiés à revenir dans la Jungle. Ici ou ailleurs. Car des Jungles, il y en aura de plus en plus.
La place de la musique est très forte dans votre film. S’y mêlent des captations de musiques proposées par les personnes que vous rencontrez et des extraits de Christophe ou de Léonard Cohen.
E.P. Ils écoutent énormément de musique. Toutes sortes de musiques de leurs pays mais aussi de la musique américaine. Beaucoup sont jeunes, familiers avec les nouvelles technologies. Ils ne sont pas déconnectés du monde. Avec leurs portables ils voyagent dans le monde, ils s’informent, ils apprennent, téléchargent des cours de français, s’échangent des trucs. La musique est aussi une manière de se rencontrer. Un soir on est allé boire des coups dans la maison d’un jeune soudanais et s’y réchauffer parce qu’il avait installé un poêle incroyable avec un fût en métal. Nous étions 5, 6, et il nous faisait écouter de la musique qu’il aimait beaucoup. De la pop, de la dance. On faisait écouter du rock et puis du Brahms. En réponse, il nous a fait écouter de la musique traditionnelle qui résonnait pour lui avec Brahms. Avec les amis syriens, c’était le chant, ils adoraient Oum Kalsoum, les chanteurs populaires.
N.K. La chanson de Leonard Cohen à la fin du film est venu quand je filmais. Le danseur, lui, ne veut pas de musique quand il danse, il danse intérieurement avec les éléments autour de lui. Quand je filmais cette séquence, je pensais au film de Fassbinder Prenez garde à la sale putain, allez savoir pourquoi. Le film se passe principalement dans le hall d’un hôtel pendant un tournage. Il y a un jukebox qui joue toute les nuits des chansons de Léonard Cohen. Ce sont à priori des connections complètement hasardeuses. Mais cette espèce de fatigue qui traine dans la voix de Cohen et les magnifiques paroles de « The Stranger Song », résonnent tellement avec tout ce qu’on vient de voir, la durée épique du film, la présence du danseur, le navire, que cela donne à la séquence un dimension méditative inattendue. C’est à la fois l’instant que nous voyons sur l’écran et d’autres époques, soudain connectées entre elles et aujourd’hui, le temps d’une chanson.
Cette image finale donne la sensation que la personne qui migre danse sur la frontière dans une certaine mesure.
E.P. Danser, c’est transformer son corps. Un corps dansant ouvre un monde nouveau. Vous pouvez nous empêcher tout. Vous pouvez nous empêcher de passer la frontière, mais jamais vous ne nous empêcherez de danser.
N.K La frontière, c’est la danse.
E.P. La danse est une force de résistance. Depuis tous les temps. Du temps des plantations les maîtres avaient peur quand ils entendaient le son des tambours et les danses des esclaves. C’est l’expression d’une liberté impossible à interdire. Quand nous sommes allés au Congo avec DeLaVallet Bidiefono, le danseur à la fin du film, il nous a dit : « On danse parce qu’on se déchaine. On se défait de nos chaines. Rien ne nous empêchera de danser. On ne danse pas pour rien ».
Ça dansait beaucoup dans la Jungle. C’était un jeune afghan qui devait danser à la fin du film. Il était gros, presque obèse, et pourtant léger comme une jeune fille. Souvent, en plein milieu de la rue principale, il se mettait à danser. Les gens s’arrêtaient pour le regarder. Il avait accepté de danser pour le film. Mais peu de temps avant qu’on revienne pour tourner la séquence, on a appris qu’il avait réussi à passer en Angleterre.
Quant au titre, il fait écho à la construction prochaine d’un parc d’attraction à Calais.
N.K. Nous l’avons pris au premier degré ; l’héroïque lande. On avait envie d’un titre homérique, épique, fordien. Le titre devait nommer le lieu. Ce lieu, c’est une lande et elle est « héroïque » parce qu’elle survit à tout. Le titre anglais est « The Wild Frontier ». En fait, le cinéma que nous essayons de faire est un cinéma de la conjuration. Naissance d’une nation de Griffith a quasiment inventé le cinéma. Et en même temps, c’est le film le plus raciste de l’histoire du cinéma. Notre film est une conjuration du film de Griffith. Avec la durée, la puissance épique, les milliers de réfugiés qui ont fui toutes les guerres actuelles, pour passer la frontière. Le discours du Front national, de la Maire de Calais est au fond très proche de celui de Griffith : les migrants, les africains, les musulmans, vont nous envahir, prendre le pouvoir, nous voler, nous violer, nous remplacer. L’Héroïque Lande est né de ce désir de conjuration. C’est un film sur le monde qui arrive, et ce monde n’est pas celui du Ku Klux Klan.