(Notes sur la création) Georges Picard, "Cher lecteur"

Par Florence Trocmé

Georges Picard publie Cher lecteur aux éditions Corti.
11.
Les gens vraiment curieux, d'une bonne curiosité, aiment lire. Les gens curieux d'eux-mêmes aiment aussi écrire. Le philosophe Alain le dit très bien : « Le besoin d'écrire est une curiosité de savoir ce qu'on trouvera. » Il en parle en maître expérimenté, lui qui, certaines années, écrivit un Propos par jour (deux ou trois pages serrées), en plus d'autres travaux littéraires ! On pourrait dire que cet homme avait beaucoup de choses à dire ; en réalité, peut-être pas plus que quiconque ou, en tout cas, comme tout écrivain avide de faire jaillir devant lui des idées comme on chasse devant soi des lapins bondissant hors de leur terrier. Je choisis cette image en souvenir d'un jour de promenade dans les champs quand des lapins déboulaient presque sous mes pieds. Ils filaient en zigzags nerveux dans une course de pure panique, ce qui me fit penser qu'ils ne savaient pas où ils allaient sinon le plus loin possible de l'humain aux pas lourds. Je ne suis pas chasseur ; dans un monde idéal, j'aurais pu m'entendre avec ces animaux décharnés, aux oreilles démesurées, auxquels je ne voulais aucun mal, même pas celui de les apprivoiser. C'est ce que je ferais volontiers avec des idées, les apprivoiser, c'est-à-dire commencer par les reconnaître, par les admettre, par les assaisonner à mon goût jusqu'à croire qu'elles me sont devenues propres. Et, en fait, oui, quelle que soit l'origine d'une idée ou d'une image puisée dans une ancienne lecture ou une conversation, parfois dans un rêve, on peut la dire sienne dès l'instant où on la formule à sa façon, en évitant les clichés ou en les détournant. Les lapins jaillissant de leur terrier sont presque un cliché ou, plus exactement, une métaphore facile. Que vais-je en faire ? Mon premier mouvement : la supprimer. Jadis, le texte raturé aurait témoigné de mon hésitation ; avec l'ordinateur, le remords de l'écrivain disparaît dans un trou noir sans laisser de trace. Par une sorte de petite nostalgie, je conserve l'image liée à un souvenir personnel et à une comparaison qui me plut sur le moment.
Georges Picard, Cher lecteur, éditions Corti, 2017, 192 p., 17€, pp. 71 et 72.
Page du livre sur le site de l’éditeur (on peut lire un extrait)