Radyo Siwèl , l’album le plus haïtien de Mélissa Laveaux

Publié le 12 décembre 2017 par Africultures @africultures

Avec son nouvel album Radyo siwèl, la chanteuse canadienne Mélissa Laveaux revisite son héritage haïtien. accompagnée de sa guitare électrique, elle chante en créole les années de résistance à l’occupation américaine (1915-1934). L’artiste de 32 ans interprète ainsi une douzaine de titres du répertoire haïtien. un opus dont la sortie est prévue début février 2018. Afriscope l’a rencontrée.

Afriscope. De parents haïtiens, tu as grandi au Canada, où tu as fait tes études, avant d’arriver en France dans le cadre de ton contrat avec la maison de disques No Format ! Comment ce troisième album, entièrement consacré à l’histoire haïtienne, s’inscrit-il dans ta carrière ?

Mélissa Laveaux. Mon premier album est celui de l’eau et de l’identité. J’y parle de choses fluides. Et aussi d’haïti. il est plutôt acoustique, guitare voix avec des percussions. le deuxième c’est l’album du feu, car il parle de la déchirure, de mon départ du Canada et du fait que je me sentais mal à l’aise lors de mes premières années en France. Ça traite du mal du pays, de la rupture avec ma famille, qui n’est pas fan de la France à cause de la colonisation d’Haïti et qui n’avait pas aimé que je quitte le canada pour aller m’installer aussi loin. Puis elle n’avait pas non plus accepté mon coming out. Cet album est plus afrobeat et rock et axé pop. Le troisième album, c’est le retour aux origines pour comprendre où je vais. De plus cette histoire des états-unis qui envahissent Haïti, c’est une situation qui parle au monde ! Environ 153 pays hors des USA ont aujourd’hui des bases militaires américaines (305), et sont donc, en quelque sorte, occupés. Et ce, par peur du communisme à l’époque et aussi par conviction que ces gens seraient des sauvages dans l’impossibilité de se gouverner. alors que les Haïtiens étaient indépendants depuis 1804, avaient leur Constitution… Les Américains sont arrivés et ont volé la trésorerie du pays ! Et puis, à travers cet album j’ai découvert des coutumes, par exemple le vaudou, qui a vraiment forgé l’identité haïtienne. mes parents m’ont parlé du vaudou mais ne le pratiquent pas, du coup il n’y a pas eu de transmission de la culture vaudouisante. alors j’ai creusé, lu des livres, notamment Vodou songs in haitian creole and English, écrit par un ethnologue et ethnomusicologue américain, Benjamin Hebblethwaite. Ici on découvre à quel point ce pays a eu un syncrétisme religieux, et les façons dont il l’a aussi caché. ce n’est pas qu’une religion, c’est aussi une culture, une pratique quotidienne. Pour moi, c’est important de sortir cet album en ce moment : le monde vire à droite avec un pouvoir oppressant. alors pas mal de gens s’unissent, se lient pour résister grâce à la musique et la culture.

Mélissa Laveaux en 5 dates
1985 : Naissance à Montréal, canada.
2008 : sort son premier album Camphor & copper .
2010 : installation en France.
2013 : sortie de Dying is a Wild Night .
2018 : sortie de Radyo siwèl .

Ce sont toutes des chansons du répertoire traditionnel haïtien. Comment et pourquoi les as-tu choisies ? Je les ai choisies pour leur contenu et leur beauté mélodique. Il y en a dont on ne connaît pas l’auteur, d’autres qui sont des reprises de chanteurs connus, comme « Angeliko » d’Auguste de Pradines surnommé Ti Kandjo ou « Nan Fon Bwa » de Frantz Casséus. J’interprète aussi des ritournelles pour enfants. Et j’ai créé une composition personnelle qui s’inspire d’un article anthropologique de Suzanne Comhaire-Sylvain, qui parle d’une chanson rendant hommage à un leader nationaliste emprisonné et tué lors de l’occupation américaine, Joseph Jolibois. Je parle dans cet album de l’importance des rêves, des divinités, aussi bien que de pratiquer ses cultes et rites comme meilleur moyen de combattre les envahisseurs. J’ai mis en avant le côté sensuel de la culture haïtienne, son lien au monde naturel et aux ancêtres.

Comment définirais-tu ta relation à Haïti aujourd’hui ?

C’est une grande question. Haïti reste le pays de mes origines, dans tous les sens du terme : mes parents et mes aïeuls y ont grandi et ça a formé la manière dont j’ai été élevée, mais je n’y suis allée que deux fois dans ma vie.

Ce troisième album est uniquement en créole. Dans tes précédents opus, plusieurs chansons l’étaient aussi. Quel est ton rapport à cette langue ?

Le créole, c’est une langue qui m’a bercée. C’est la première langue dans laquelle m’ont parlé mes parents, même si je suis née au Canada. Ils ne sont jamais arrivés à nous dire « je t’aime » dans une autre langue que celle-ci. Par contre ils ne voulaient pas qu’on l’apprenne, qu’on la parle dans la cour de récréation. Ils craignaient qu’on ne s’assimile pas au Canada. Ils ne parlaient créole que pour nous gronder ou nous câliner. Nous devions leur répondre en français. J’ai donc appris cette langue en écoutant ma mère la parler au téléphone avec ses sœurs. Pour ça mes textes, en créole, sont souvent des conversations. « koudlo »1 par exemple est une lettre à mes parents pour leur dire que je sais qu’ils regrettent de ne pas m’avoir appris le créole, mais que je le garde en moi, même si la chanson, au niveau de la grammaire, est très mal écrite. « Pie Bwa »2 est une suite à « Strange Fruit » de Billie Holiday. Cette chanson, je l’ai écrite en créole parce que c’est un idiome qui a une forte connexion au monde de la nature. L’arbre représente vraiment le lien aux ancêtres. Ici, je parle de l’arbre qui a servi au lynchage, et qui raconte que les feuilles accrochées sont encore tâchées par le sang…

Quelle place prend le créole par rapport au français et à l’anglais ?

Le créole correspond à la poésie. Et c’est aussi une langue-berceau pour moi, avec tous ses mélanges ; le yorouba, l’espagnol, le français, l’anglais, le tainos3, et d’autres langues indigènes de l’île… Elle s’est formée pour que les gens puissent communiquer et se soulever et créer ensemble. Je trouve ça tellement beau ! Haïti c’est peut-être un des pays les plus pauvres du monde, mais il a une des langues les plus modernes ! Il n’y a par exemple aucun genre. Et elle est la langue officielle, pas secondaire. Le français c’est pour moi une langue d’instruction. Je chante très peu en français, parce que je trouve qu’elle est, au niveau de la sonorité, trop rigide. Pour moi il y a très peu d’artistes qui arrivent à faire sonner les mots en français, mais je peux en citer deux : Mathieu Boogaerts et Tété. L’anglais c’est la langue de la pop. J’écrirai toujours en anglais parce que c’est l’idiome dans lequel je suis la plus détendue. avec ma sœur on communiquait exclusivement en anglais à la maison pour que notre mère ne nous comprenne pas !

Jusqu’à ce dernier album, qui puise dans un répertoire haïtien traditionnel, tu as souvent été l’auteure des textes de tes chansons. Quelles lectures ou quels auteurs t’ont influencée ?

Je dirais Edwidge Danticat, une auteure haïtienne américaine, et son premier livre Breath, Eyes, memory. Toni Morrison énormément, car je pense qu’elle a une écriture dévastatrice. Maryse condé, Chimamanda Ngozi adichie, James Baldwin aussi. Enormément de poésie. Une poétesse qui m’a également beaucoup marquée, c’est Anne Sexton. Emily Dickinson également.

Et musicalement, quelles sont tes références ?

J’ai commencé par écouter Tracy Chapman. Et pas mal de folk canadienne, comme Joni mitchell, Gordon Lightfoot, Léonard Cohen, Sarah Mclachlan – qui a créé le premier festival des musiques des femmes dans les années 90, Lilith Fair , choquant tout le monde à l’époque. Arrivée à la fac, j’ai découvert Rokia Traoré, Salif Keïta, et en même temps, Massive Attack, Portishead et la musique brésilienne, comme Adriana Calcanhotto. après mes études, je suis arrivée en France et j’ai découvert la pop noire américaine, Feist. Là j’écoute de l’électro-pop latine. J’adore lido Pimienta, une chanteuse canadienne d’origine colombienne. J’ai toujours écouté de la pop scandinave et du « conscious hip-hop » avec Nas, Kendrick Lamar, Cornel West, Talib Kweli, Mos Def. Ici, à Paris, j’ai découvert énormément de musique ouest-africaine. Donc sur mon deuxième album c’était assez naturel d’avoir ces influences.

@ Romain Starropolis

Quels sont tes projets à venir après la sortie de l’album ?

Je travaille sur plusieurs projets en même temps. En juin 2018, par exemple, ma pièce de théâtre-spectacle, Et parfois la fleur est un couteau sera jouée au théâtre du tarmac (Paris 20e) le 14 et 15 juin. À travers cette création, j’ai voulu faire la connexion entre l’Afrique et Haïti, car je trouve que Haïti est le pays le plus africain des Antilles et des Amériques. Je le fais par le mythe de la Mami Wata et de Lasirèn / Erzuli / Simbi. Je voulais parler des muses. où sont représentées les femmes artistes, les créatrices ? Ça traite aussi donc du corps de la femme noire dans l’art occidental, qui a été effacé, et des artistes noires, oubliées par l’histoire. Donc je travaille sur ça, puis sur la sortie de l’album et j’ai aussi une carte blanche à la gaité lyrique sur l’afro cyber feminism où on va parler, entre autre, de la santé physique des femmes noires.