Petit billet sur une mini-polémique récurrente dans notre grand petit milieu de la littérature jeunesse: il arrive souvent qu'un.e auteur.e jeunesse de romans pour adolescents, qui publie son premier roman pour adultes (nous on dit: 'de littérature vieillesse') se voie qualifié.e dans la presse, voire par son éditeur, de primo-romancier.e, et le roman catégorisé en 'premier roman' dans les sélections de prix, les entretiens, la pub, etc.
Récemment, un tel cas a tellement attristé un certain éditeur que je connais bien qu'il en a fait une petite tribune sur Facebook, expliquant que ça fait quand même mal au coeur, quand on a soi-même publié deux, trois, dix romans ado d'un.e auteur.e, de voir que ça ne compte pas. Quand l'auteur.e se décide enfin à faire un roman vieillesse (vers où tout le monde tend, de manière évidente, secrètement, quand on écrit en jeunesse, c'est bien connu), ça devient, aux yeux du monde, son Premier Roman.
Alors que, comme le dit aussi l'éditeur en question, c'est lui qui en général a découvert l'auteur.e, l'a aidé.e à développer son écriture, et que le succès en jeunesse est souvent la raison pour laquelle l'auteur.e a attiré l'attention d'éditeurs vieillesse.
Juste un point de vue d'éditeur vexé? non, car cette catégorisation blesse aussi les lecteurs. C'est assez insultant de s'entendre dire, en tant que lectrice fidèle de telle ou tel, qu'on n'a, en fait, jamais lu de roman de lui ou d'elle auparavant. Ah bon what sorry? C'est bizarre, parce que j'en ai quatre sur ma bibliothèque... pardon? Ah, c'était pas des romans? ils y ressemblent drôlement quand même...
Non, rétorque (véridique) le ou la journaliste: c'étaient des 'ouvrages', c'était 'de la jeunesse', c'était... enfin c'était différent quoi! Toi: différente catégorie éditoriale OK, mais on est d'accord, c'était aussi des romans? Mouinon, enfin c'était, enfin, on se comprend! là, c'est son premier roman 'roman', tu vois.
Cette absurdité peut aller loin: on a des exemples de gens qui vont gagner des prix du premier roman avec un roman vieillesse... alors qu'ils ont déjà écrit plusieurs romans ado auparavant.
Il n'est bien entendu pas question d'accabler les auteur.es, puisque tout un chacun dans le métier sait bien que ce n'est pas facile en tant qu'auteur.e de s'opposer à ce genre de décisions éditoriales et, encore plus, journalistiques. Très honnêtement, si j'étais dans la même situation, qu'est-ce que je ferais? Si mon éditrice vieillesse me disait 'ton roman on va l'envoyer à une sélection de prix du premier roman'? Je broncherais quand même un peu, probablement, en mode 'Euh mais j'ai déjà écrit X nombre de romans...', mais si elle me disait, 'Si on veut qu'il marche, il faut qu'il ait le plus de visibilité possible, enfin!', j'aurais du mal à m'y opposer farouchement.
Et ensuite, une fois que t'es sur l'estrade avec ton prix du premier roman pour ce que tu sais sciemment être ton huitième roman, tu vas faire ton Sartre et le refuser avec force protestations? Evidemment que non.
Ce problème est intéressant car il a plusieurs racines.
D'abord le statut assez particulier de la littérature jeunesse, qui à la fois existe et n'existe pas aux yeux de la presse et de l'édition générale; ou du moins, dont on peut choisir d'occulter l'existence en appuyant sur un interrupteur magique. Les éditeurs vieillesse qui ont recours à ce genre de stratégies veulent le beurre et l'argent du beurre. Ils signent un.e auteur.e chevronné.e, qui connaît tout le processus éditorial, qui a déjà une réputation, beaucoup de contacts, qui (le plus souvent) sait très bien parler à des auditoires divers, qui a l'habitude de faire des salons, des interventions scolaires, etc. Ca, c'est le beurre. Mais en le marketant comme primo-r, ils s'octroient la fraîcheur, la nouveauté, l'audace, d'une nouvelle découverte. L'argent du beurre.
La presse suit alors, s'auto-contredisant parfois assez incroyablement dans un même article, où on peut avoir en titre et en début d'article 'Le premier roman de XX', et tout en bas, 'L'auteur est déjà connu en jeunesse pour ses ouvrages ayant reçu de nombreux prix...'
Nuance quand même, il n'est pas question d'accabler non plus tous les éditeurs ni toute la presse. C'est vraiment une bonne nouvelle qu'il y ait des éditeurs vieillesse qui contactent activement les auteur.es jeunesse dont ils ont aimé les livres. Ca veut dire qu'il y a une vraie curiosité et une vraie valorisation du travail des auteur.es jeunesse et ça montre l'ouverture d'esprit de certains éditeurs vieillesse. D'ailleurs, beaucoup de ces éditeurs-là ne disent pas 'premier roman' - mais 'premier roman pour adultes'. Parfait.
Il y a une deuxième raison, plus large, à ce problème: c'est la fascination générale pour 'le premier roman'.
En français il nous manque un mot. Les anglo-saxons disent 'debut novel': le roman par lequel on 'débute', c'est-à-dire le premier publié, dans tel ou tel domaine.
Le terme 'debut novel' est utile parce qu'il sous-entend que ce n'est pas forcément - que ce n'est sans doute pas - le 'premier roman' écrit par la personne.
C'est utile de le rappeller parce que quand je fais des ateliers d'écriture je vois bien que beaucoup de gens qui veulent devenir auteurs ont la très forte impression que leur premier roman terminé doit être celui qui va être leur 'premier roman' (et sont désespérés si ce n'est pas le cas). En réalité, je suis prête à parier que le nombre de gens pour qui le 'first novel' a également été leur 'debut novel' est très très mince. Je me rappelle un entretien avec Teri Terry où elle disait qu'elle avait écrit onze romans avant d'être publiée. Personnellement, au moins cinq, et je serais curieuse d'avoir dans les commentaires votre propre nombre, collègues auteur.es...
On entend à la télé: 'cette auteure a vendu son premier roman à Gallimard' et on a l'impression qu'elle s'est mise à écrire l'année dernière. Le plus souvent, un premier roman publié, c'est un roman qu'on n'a pu écrire que parce qu'on en a déjà écrit tant d'autres. On ment implicitement aux auteurs débutants en leur faisant miroiter l'idée d'un premier roman sorti tout en armure, du premier coup, de la tête de quelqu'un.
Le terme de debut novel serait aussi une solution au problème jeunesse-vieillesse exposé dans ce billet. On peut dire en anglais, par exemple récemment ici, 'Hachette is publishing XX's debut book for children'. Techniquement, on peut avoir des debuts dans plusieurs domaines éditoriaux. Cela indique la fraîcheur de l'auteur.e dans ce domaine, sans avoir à nier le travail précédent. Car c'est vrai que l'auteur.e jeunesse même confirmé qui publie en vieillesse pour la première fois 'débute'. Mais c'est faux de laisser entendre que c'est un premier roman.
Il faudrait enfin revenir sur l'idée qu'un premier roman publié est, ou doit être, un monument si important de toute façon. Soyons sincères, la plupart du temps, ce n'est pas le meilleur. La plupart du temps, ce n'est même pas celui qui a le plus de succès. En tant qu'auteur.e débutant.e on passe beaucoup de temps à s'angoisser inutilement sur la portée symbolique de ce 'début', alors qu'en réalité on devrait s'envisager dans la durée comme quelqu'un qui, du moins on l'espère, va progresser.
Alors chill out everyone, et disons-le haut et fort: on a le droit de débuter dans plusieurs tranches éditoriales au cours de sa vie sans être pour autant présenté comme un jeune premier; on a le droit de célébrer un premier roman pour adultes sans occulter implicitement tous les romans qui sont venus avant; on a le droit de se rappeler que toute personne présentée comme une primo-romancière a probablement écrit plein de romans non publiés avant. On a le droit de rater son premier roman.
On a même le droit, comme Michel Onfray, de dire après son 80e livre qu'il a enfin écrit 'son premier livre'.
Bon remarque, là, peut-être pas.
T'abuses, Michel.